Выбрать главу

«Quelles paroles pourraient dépeindre cette nuit de massacre et ces funérailles? Quelles larmes répondraient à nos malheurs? Une ville antique s’écroule dont l’empire avait duré tant d’années; des milliers de cadavres jonchent ses rues, ses demeures, les saints parvis des dieux. Ce ne sont pas seulement les Troyens qui tombent payant de leur sang leur résistance; parfois aussi le courage rentre au cœur des vaincus, et les Grecs vainqueurs sont abattus. Partout la cruelle désolation, partout l’épouvante et toutes les faces de la mort.

«Le premier, escorté d’une foule de Grecs, Androgée s’offre à nous: dans son ignorance il nous prend pour une troupe alliée et spontanément nous interpelle en ami: «Dépêchez-vous, les hommes! Qu’avez-vous à être si paresseux et si lents? Les autres saccagent et pillent Pergame incendié, et vous ne faites encore que de débarquer des hauts navires!» Il dit, et aussitôt, à notre réponse équivoque, il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’ennemis. Frappé de stupeur, il retient ses pas et sa voix. Lorsque, dans les âpres buissons, un homme de tout son poids a pressé sur la terre un serpent imprévu, tout à coup il frissonne et se jette en arrière devant le long cou bleuâtre qui dresse sa colère et se gonfle. Ainsi, tremblant à notre vue, Androgée fuyait. Nous nous ruons sur sa troupe; nous nous répandons autour d’elle en cercle de fer. Perdus dans ces lieux qu’ils ignorent et pris de terreur, ça et là, nous les massacrons. La fortune sourit à nos premiers coups; alors Corèbe, dont le succès exalte le courage, s’écrie: «Compagnons, la fortune pour la première fois nous déclare sa faveur et nous montre le chemin du salut: suivons-la. Changeons de boucliers; armons-nous de tout ce qui distingue les Grecs. Ruse ou courage, qu’importe contre l’ennemi? Il nous fournira lui-même des armes.» À ces mots, il se coiffe du casque chevelu d’Androgée, s’empare de son bouclier aux belles ciselures et suspend à son côté l’épée d’Argos. Rhipée fait de même, et Dymas, et toute la jeunesse avec joie. Chacun s’arme de ces fraîches dépouilles. Nous marchons mêlés aux ennemis, mais sans l’assentiment des dieux. À travers l’aveugle nuit nous livrons un grand nombre de batailles et nous envoyons un grand nombre de Grecs au séjour d’Orcus. Les uns se sauvent vers leurs navires et gagnent à la course un rivage sûr; d’autres, sous le coup d’une honteuse frayeur, escaladent de nouveau l’énorme cheval et se cachent dans son ventre qu’ils ont appris à connaître.

«Hélas, il est interdit à l’homme de compter sur rien, contre la volonté des dieux. Voici que les cheveux épars, hors du temple et du sanctuaire de Minerve, la fille de Priam, Cassandre, était traînée: inutilement elle levait au ciel ses yeux ardents, ses yeux, car ses tendres mains étaient retenues par des chaînes. Corèbe, enivré de fureur, ne peut soutenir ce spectacle: il se jette, prêt à mourir, parmi ceux qui l’entraînent. Nous le suivons tous, et nous courons au plus épais des ennemis. Mais des sommets du temple les nôtres commencent par nous accabler de projectiles: la forme de nos armes et nos panaches grecs qui les trompent sont la cause du plus déplorable massacre. Puis les Grecs, indignés et furieux de se voir enlever la jeune fille, se rassemblent de toutes parts et nous attaquent, le violent Ajax, et les deux Atrides, et toute l’armée des Dolopes. Ainsi, parfois, lorsque leur tourbillon se déchaîne, les vents se heurtent et s’affrontent, le Zéphyr, le Notus, l’Eurus fier de ses chevaux d’Orient: les forêts hurlent; Nérée blanc d’écume fait rage avec son trident et soulève les eaux du fond des abîmes. Et ceux qu’à la faveur des ombres de la nuit notre ruse avait mis en déroute et pourchassés dans toute la ville, reparaissent. Les premiers, ils comprennent le mensonge de nos boucliers et de nos armes et nous reconnaissent à la différence de notre accent. Aussitôt nous sommes écrasés par le nombre. C’est d’abord Corèbe qui, sous le bras de Pénélée, succombe devant l’autel de la déesse aux armes puissantes. Puis Rhipée tombe, l’homme le plus juste qui fût parmi les Troyens et le plus exact serviteur de l’équité. Les dieux en jugèrent autrement! Hypanis et Dymas périssent sous les traits de leurs compagnons. Et toi, Panthus, ni ta profonde piété ni la tiare d’Apollon ne te protégèrent du coup mortel. Cendres d’Ilion, bûcher funèbre des miens, je vous prends à témoin que, dans vos ruines, ni de loin ni de près je n’évitai les chances du combat et que, si les destins l’avaient permis, j’en avais assez fait pour périr de la main des Grecs. Nous nous arrachons de là, Iphitus et Pélias avec moi, Iphitus déjà appesanti par les ans; Pélias qui se traîne blessé par Ulysse. Et tout à coup des clameurs nous appellent au palais de Priam. Le combat y était si terrible qu’il ne semblait pas qu’on se battît ailleurs et que personne mourût dans le reste de la ville. Mars sévissait indomptable; nous voyons les Grecs se ruer contre le palais et en assiéger le seuil sous une tortue. Ils appliquent des échelles aux murs; ils y montent devant les portes même, opposant de la main gauche le bouclier à tout ce qu’on leur lance et saisissant de la main droite les saillies du toit. De leur côté, les Troyens démolissent les tours, arrachent les tuiles: puisque tout est perdu, c’est avec ces traits qu’ils veulent se défendre jusque dans la mort; ils font tomber une avalanche de poutres dorées, toutes les hautes parures des demeures ancestrales. D’autres, l’épée nue, occupent le bas des portes et les gardent en rangs serrés. Nous nous refaisons du courage pour secourir le palais du roi, soutenir ses défenseurs et rendre de la force aux vaincus.

«Il y avait derrière le palais une entrée, une porte dérobée, un passage qui reliait entre elles les demeures de Priam, et qu’on avait négligé. C’était par là que souvent l’infortunée Andromaque, tant que le royaume subsistait, avait coutume de se rendre près de ses beaux-parents sans être accompagnée, et d’amener par la main à son grand-père le petit Astyanax. J’y pénètre et j’atteins le plus haut sommet du toit d’où les malheureux Troyens lançaient leurs projectiles impuissants. Une tour s’y dressait à pic, et, du faîte de l’édifice, montait vers le ciel. On en découvrait toute la ville de Troie, la flotte grecque et le camp des Achéens. Nous l’entourons et l’attaquons avec le fer sur la haute plate-forme où ses attaches pouvaient être ébranlées; nous l’arrachons de ces fières assises et nous la poussons en avant: elle vacille, et soudain, s’écroulant avec fracas, elle tombe au loin sur les bataillons grecs. Mais d’autres prennent leur place; et cependant ni les pierres ni les projectiles de tout genre ne cessent de pleuvoir.

«Devant la cour d’entrée, sur le seuil de la première porte, Pyrrhus exultant d’audace resplendit sous ses armes d’une lumière d’airain. Ainsi, quand reparaît à la lumière, gorgé d’herbes vénéneuses, le serpent que le froid hiver enfermait gonflé sous la terre: maintenant, hors de sa dépouille, brillant d’une jeunesse neuve, la poitrine haute, déroulant sa croupe luisante, il se dresse au soleil, et sa gueule darde une langue au triple aiguillon. En même temps l’énorme Périphas et le conducteur des chevaux d’Achille, l’écuyer Automédon, et avec eux toute la jeunesse de Scyros s’avancent au pied du palais et jettent des flammes sur les toits. Lui-même, au premier rang, Pyrrhus a saisi une hache à deux tranchants; il s’efforce de briser les seuils épais de la porte et d’arracher de leurs pivots les montants d’airain. Déjà une poutre a été rompue, les durs battants de chêne éventrés; et une énorme brèche ouvre son large orifice. On voit apparaître l’intérieur du palais et la longue suite des cours. On voit, jusqu’en ses profondeurs sacrées, la demeure de Priam et de nos anciens rois, et des hommes en armes debout sur le premier seuil.