Выбрать главу

«Alors il me sembla voir tout Ilion s’abîmer dans les flammes et la ville de Neptune bouleversée de fond en comble. Lorsque, sur les hautes montagnes, les bûcherons attaquent avec la hache un orne antique, redoublent leurs coups et, rivalisant d’ardeur, travaillent à l’abattre, l’arbre menace longtemps et, tremblant à chaque secousse, incline sa tête chevelue jusqu’à ce que, vaincu peu à peu par ses blessures, il pousse un suprême gémissement et, arraché du sommet, fait une traînée de ruine. Je descends, et sous la conduite divine, je passe entre les flammes et les ennemis: les traits me cèdent la place et les flammes se retirent.

«Dès que je fus arrivé à la maison paternelle, à notre vieille demeure, ma première idée était de transporter mon père sur les hauteurs, et ce fut lui que je vins tout d’abord trouver. Mais il refuse de survivre à la ruine de Troie et d’affronter l’exiclass="underline" «Vous, dit-il, dont le sang est encore jeune et pur et dont la pleine vigueur se soutient par elle-même, préparez-vous à fuir. Si les habitants du ciel avaient voulu que je vécusse plus longtemps, ils m’auraient conservé ma demeure. C’est assez, c’est trop, d’avoir, une fois déjà, vu la destruction de ma ville et d’avoir survécu à sa captivité. Tel qu’il est, oui tel, mon corps est prêt pour le bûcher: faites l’adieu funèbre et partez. Je trouverai la mort en combattant. L’ennemi me la donnera par pitié et par convoitise de mes dépouilles. On se passe facilement de sépulture. Voici longtemps que, haï des dieux, je traîne inutilement ma vie, depuis que le Père des dieux et le roi des hommes m’a effleuré du vent de la foudre et touché de son feu.»

«Il persistait ainsi et demeurait inébranlable. Mais nous, les yeux noyés de larmes, ma femme Créuse, Ascagne, la maison tout entière, nous le supplions de ne pas vouloir tout perdre avec lui et de ne pas peser encore sur le destin qui nous écrasait. Il refuse et reste attaché à sa demeure et à sa résolution. Je me sens de nouveau entraîné au combat et, dans l’excès de mon malheur, je souhaite la mort. En effet, que faire? Quel retour de fortune attendre? «Moi, m’enfuir, et te laisser, mon père: l’as-tu donc espéré? Ce conseil sacrilège est-il tombé d’une bouche paternelle? S’il plaît aux dieux qu’il ne reste plus rien d’une telle ville, si ta résolution est bien arrêtée, s’il te convient d’ajouter à la perte de Troie la tienne et celle des tiens, voici la porte ouverte à la mort que tu désires. Pyrrhus va bientôt accourir des flots du sang de Priam, lui qui égorge le fils aux yeux du père et le père à l’autel. C’était donc pour cela, ma divine mère, que tu m’arrachais aux traits et aux flammes, c’était pour que je visse l’ennemi à l’intérieur de ma maison, et Ascagne et mon père, Créuse avec eux, tomber immolés dans le sang l’un de l’autre! Aux armes, les hommes, aux armes! L’heure suprême appelle les vaincus. Rendez-moi aux Grecs; laissez-moi reprendre et continuer la bataille. Non, aujourd’hui nous ne mourrons pas tous sans vengeance!»

«De nouveau je me ceins de mon épée; je passai ma main gauche dans la poignée du bouclier, et je m’élançai au dehors. Mais sur le seuil ma femme embrassait mes genoux, s’attachait à moi, tendait le petit Iule à son père. «Si tu vas à la mort, emporte-nous aussi, et mourons avec toi. Et si tu as quelque raison d’espérer dans les armes que tu prends, commence par défendre ton foyer. À qui abandonnes-tu le petit Iule et ton père, et moi, celle que tu nommais ta femme?» Ses cris et ses gémissements remplissaient toute la maison, quand il se produit soudain un merveilleux prodige. Dans nos bras, entre nous, sous nos yeux désespérés, voici que du haut de la tête d’Iule une légère aigrette de feu s’allume dont la flamme inoffensive lèche mollement sa chevelure et grandit autour de ses tempes. Saisis d’effroi, nous nous empressons; nous secouons ses cheveux enflammés; nous éteignons avec de l’eau ce feu sacré. Mais mon père Anchise a levé vers les astres des regards de joie et, les mains tendues, il s’écrie: «Jupiter tout-puissant, s’il y a des prières qui te fléchissent, jette les yeux sur nous: c’est tout ce que je te demande; et, si notre piété le mérite, accorde-nous enfin ton assistance et confirme ce présage.»

«À peine le vieillard avait-il parlé, qu’un coup de tonnerre soudain éclata à notre gauche et que, tombée du firmament à travers l’ombre, une étoile fit dans sa course une traînée de lumière. Elle glisse au-dessus du faîte de notre maison, et nous la voyons toute brillante se plonger dans les forêts de l’Ida où elle marque sa route. Son sillage traverse la nuit d’une longue raie lumineuse, et tout autour se répand au loin une fumée de soufre. Alors seulement vaincu par ces présages, mon père se soulève pour regarder le ciel, invoque les dieux et adore la sainte étoile: «Plus de retard! Je te suis, et, où vous me conduisez, je vais, Dieux paternels; protégez ma maison; protégez mon petit-fils. Ce présage vient de vous; Troie est encore sous votre garde. Oui, je cède; je ne me refuse plus, ô mon fils, à être ton compagnon.»

«Il dit: et déjà nous entendons plus distinctement à travers la ville la crépitation du feu, et l’incendie roule plus près de nous ses vagues bouillonnantes: «Eh bien donc, cher père, place-toi sur mon cou; mes épaules te porteront, et cette charge ne me sera point lourde. Quoi qu’il puisse nous advenir, les dangers nous seront communs à l’un et à l’autre, et le salut aussi. Que mon petit Iule m’accompagne et que ma femme nous suive à quelque distance sans nous perdre de vue. Vous, mes serviteurs, retenez bien ce que je vais vous dire. Quand on sort de la ville, on trouve une hauteur et un vieux temple de Cérès isolé, et, à côté, un antique cyprès que depuis de longues années a protégé le culte de nos pères. C’est à cet endroit que par des routes différentes nous nous réunirons. Toi, mon père, prends dans tes mains les objets sacrés et les Pénates de la patrie. Pour moi qui sors à peine de ces rudes batailles et de ce carnage, il m’est interdit de les toucher avant de m’être purifié d’une eau vive.»

«À ces mots, j’étends sur mes larges épaules et sur mon cou baissé une couverture, une peau de lion fauve: et je me courbe sous mon fardeau. Le petit Iule a mis sa main dans la mienne et suit son père d’un pas inégal. Ma femme vient derrière. Nous nous avançons dans un clair obscur; et moi qui tout à l’heure n’étais ému ni par la grêle des traits ni par les rangs serrés des Grecs en front de bataille, maintenant tous les souffles d’air m’épouvantent, le moindre bruit m’angoisse, suspend mes pas, me fait trembler également pour mon compagnon et pour mon fardeau.

«J’approchais déjà des portes, et il me semblait que j’étais au bout de ma route, quand tout à coup nous crûmes entendre près de nous un bruit de pas multipliés, et mon père qui regardait à travers l’ombre s’écrie: «Fuis, mon fils, fuis! Ils approchent. Je vois les lueurs des boucliers et l’airain qui étincelle.» Je ne sais alors quelle divinité ennemie, profitant de mes craintes, acheva la déroute de mon esprit: je précipite mes pas, je me détourne de mon chemin, je m’engage dans une direction nouvelle. Hélas, Créuse, que me ravit un malheureux destin, s’est-elle arrêtée? S’est-elle trompée de route? Est-elle tombée de lassitude? Je l’ignore; mais elle n’a plus été rendue à mes regards. Je ne cherchai des yeux la disparue, je ne songeai à la chercher qu’une fois arrivé sur la hauteur de l’antique Cérès, près du temple sacré. Nous étions rassemblés tous: elle seule manquait et trompait l’attente de ses compagnons, de son fils, de son mari. Quel homme, quel dieu, dans mon désespoir, n’ai-je pas accusé! Qu’avais-je vu de plus cruel dans le bouleversement de ma ville? Je confie à mes compagnons Ascagne, mon père Anchise, les Pénates troyens, et je les cache dans le creux d’un vallon. Puis je me ceins de mes armes brillantes et je retourne à Troie. Je suis décidé à renouveler toutes mes courses hasardeuses, à traverser toute la ville, à offrir encore une fois ma tête à tous les dangers.