Выбрать главу

Elle avait achevé. Lui, sous le coup des avertissements de Jupiter, tenait ses yeux fixes et s’efforçait de maîtriser le tourment de son cœur. Il lui répond enfin brièvement: «Moi te renier! Tu peux énumérer tout ce que je te dois: jamais, reine, je ne le désavouerai. Jamais Élissa ne sortira de ma mémoire, tant qu’il me souviendra de moi-même, tant qu’un souffle de vie animera mes membres. Ma défense sera brève. Ne t’imagine pas que j’aie espéré te cacher ma fuite en rusant; je ne t’ai jamais promis les flambeaux de l’hymen, je n’ai jamais contracté de pareil engagement. Si les destins m’avaient permis d’ordonner les choses à mon gré, de conduire ma vie sous mes propres auspices, j’habiterais avant tout la ville de Troie, honorant mes chers morts. Le haut palais de Priam se fût redressé et ma main aurait fait pour les vaincus un autre Pergame. Mais maintenant c’est la grande Italie qu’Apollon de Grynia et les oracles Lyciens m’ont ordonné d’atteindre: l’Italie, c’est là que sont mes amours, là qu’est ma patrie. Si les murs de Carthage, si la ville de Libye, que tu as sous les yeux, te retiennent, toi qui viens de Phénicie, pourquoi envierais-tu à ceux qui viennent de Troie le séjour de la terre ausonienne? Les dieux nous permettent à nous aussi d’aller en quête d’un royaume étranger. Chaque fois que la nuit recouvre la terre de son humide vapeur, chaque fois que les astres de feu se lèvent, l’image soucieuse de mon père Anchise m’admoneste dans mon sommeil et m’épouvante. Et je pense au jeune Ascagne et au tort que je fais à une tête si chère en le frustrant du royaume d’Italie et des terres qui lui sont prédestinées. Aujourd’hui encore le messager des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, j’en atteste nos deux têtes, est venu sur des souffles rapides me transmettre ses ordres. J’ai vu, de mes yeux, avec l’éclat lumineux qui le révèle, le dieu entrer dans tes murs, et j’ai de mes oreilles entendu sa voix. Cesse donc et pour toi et pour moi ces plaintes irritantes. Ce n’est pas de mon plein gré que je poursuis le rivage italien.»

Pendant qu’il parle ainsi, depuis longtemps déjà Didon lui lance des regards obliques; puis ses yeux, qui roulaient ça et là, le parcourent des pieds à la tête, en silence, et, toute brûlante de colère, elle s’écrie: «Non, une déesse n’est pas ta mère; Dardanus n’est pas l’auteur de ta race, perfide! Mais le Caucase t’a engendré dans les durs rochers qui le hérissent, et les tigresses d’Hyrcanie t’ont donné le sein. Qu’ai-je à dissimuler? Quels outrages plus grands puis-je encore attendre? A-t-il gémi de ma douleur? A-t-il tourné les yeux vers moi? Lui ai-je arraché des larmes? A-t-il eu pitié de son amante? Qu’imaginer de pire? Et pas plus la puissante Junon que le Saturnien père des dieux n’ont pour ce qui m’arrive un regard de compassion. On ne peut se fier à rien. Il n’était qu’une épave; il manquait de tout: je l’ai recueilli. Dans ma démence j’ai partagé mon trône avec lui. Sa flotte, ses compagnons étaient perdus: je les ai sauvés de la mort. Hélas, la fureur m’embrase et m’emporte! Aujourd’hui ce sont les augures d’Apollon; aujourd’hui ce sont les oracles de Lycie; aujourd’hui c’est encore le messager des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, qui lui apporte à travers les airs ces ordres abominables. Beau travail pour les dieux d’En Haut, soucis bien dignes de troubler leur quiétude! Je ne te retiens plus; je n’ai rien à te répondre. Va, poursuis l’Italie sous le souffle des vents; gagne ton royaume à travers les flots. Pour moi, j’espère que, si les justes divinités ont quelque pouvoir, tu épuiseras tous les supplices au milieu des écueils en répétant le nom de Didon. Absente, je te suivrai armée de mes torches funèbres, et, lorsque la froide mort aura séparé mon âme de mes membres, partout où tu iras mon ombre sera là. Misérable, tu paieras ton crime. Je le saurai, et la nouvelle en viendra jusqu’à moi dans l’abîme des Mânes!» À ces mots, elle s’arrête brusquement. Épuisée, elle fuit la lumière; elle se dérobe, elle s’arrache aux yeux d’Énée, qui se préparait à lui répondre longuement, et le laisse plein de crainte et d’hésitation. Ses femmes la reçoivent, la portent défaillante dans sa chambre de marbre et la déposent sur son lit.

Mais, bien qu’il désire adoucir sa douleur, la consoler, écarter d’elle les idées torturantes, Énée, tout gémissant et l’âme ébranlée d’un grand amour, n’en obéit pas moins pieusement aux ordres des dieux et retourne à ses vaisseaux. Alors les Troyens s’attellent au travaiclass="underline" de tout le rivage ils tirent les hautes nefs à la mer. Les carènes enduites de poix sont mises à flot. Ils apportent de la forêt des rames encore feuillues et des troncs encore bruts, le cœur tout à la fuite. Vous les verriez, désertant la ville, accourir de tous les points; et vous croiriez voir des fourmis lorsqu’elles dévalisent un monceau de blé et qu’en prévision de l’hiver elles l’emportent dans leur trou. Elles vont à travers la plaine, noir bataillon, et charrient leur butin parmi les herbes sur d’étroits sentiers; les unes, de toute la force des épaules, poussent d’énormes grains; les autres rallient les troupes et harcèlent les retardataires: toute la route n’est qu’agitation et travail.

Mais toi qui voyais cela, que pensais-tu, Didon? Quels gémissements lorsque, des hauteurs de ton palais, tu apercevais au loin cette agitation du rivage et que, sous tes yeux, toute la mer retentissait confusément de ces clameurs! À quoi ne réduis-tu pas les cœurs humains, ô dur amour! La voici réduite à revenir aux larmes, à essayer encore de la prière, à courber sous l’amour sa fierté suppliante: il faut qu’elle ait tout tenté pour s’épargner une mort inutile: «Anna, tu vois quelle hâte sur tout le rivage? De partout ils sont rassemblés. Déjà la voile appelle les vents, et joyeux les marins ont couronné leurs poupes. Si j’ai pu m’attendre à une si grande douleur, je pourrai aussi la supporter jusqu’au bout. Rends-moi pourtant ce service dans ma misère, Anna: tu étais la seule que ce perfide aimait à voir, la seule confidente de ses pensées secrètes; tu étais seule à connaître les accès faciles de son cœur et les moments favorables. Va, ma sœur, parle suppliante à ce fier étranger. Je n’étais pas à Aulis, je n’ai pas juré avec les Grecs la ruine de la nation troyenne; je n’ai pas envoyé de vaisseaux contre Pergame; je n’ai pas violé la cendre et les mânes de son père Anchise. Pourquoi ferme-t-il à mes paroles ses oreilles impitoyables? Où court-il? Sa malheureuse amante n’implore de lui qu’une grâce, la dernière: qu’il attende pour fuir, une saison plus heureuse et des vents qui le porteront. Je n’invoque plus l’hymen d’hier qu’il a trahi; je ne veux pas qu’il soit privé de son beau Latium ni qu’il renonce à son royaume. Je lui demande si peu de chose, un délai, une trêve, le temps de me calmer et de faire que la fortune qui m’a vaincue m’apprenne à souffrir. C’est la grâce suprême que j’implore. Aie pitié de ta sœur! S’il me l’accorde, ma mort l’en récompensera avec usure.»

Elle priait ainsi, et sa malheureuse sœur porte et reporte à Énée ses gémissements. Mais aucune larme ne l’émeut; aucune parole ne le fléchit. Les destins s’y opposent, et un dieu ferme ses oreilles à la pitié. Lorsque les Borées des Alpes luttent entre eux à déraciner un chêne dont les ans ont durci le tronc et qu’ils l’enveloppent de leurs assauts, dans l’air strident, sous les coups qui le frappent, ses feuilles couvrent la terre d’une épaisse jonchée; mais lui reste attaché aux rocs, la tête dans le ciel, les racines plongées jusqu’au Tartare. Ainsi le héros est assailli par cet ouragan de plaintes et son grand cœur en éprouve des déchirements; mais sa raison demeure inébranlée, et c’est en vain que roulent ses larmes.