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À ces mots, la première, elle saisit violemment un feu plein de colère; le bras levé, elle le brandit de toute sa force et le lance. Les femmes d’Ilion, le cœur saisi, la regardent stupéfaites. Une d’elles, la plus vieille, Pyrgo, la nourrice royale de tant d’enfants de Priam, s’écrie: «Non, ce n’est pas votre Béroé, la Rhœtéienne, ce n’est pas l’épouse de Doryclus, ô femmes: reconnaissez l’éclat qui révèle la divinité; voyez ces yeux étincelants, cette fierté, ces traits, le timbre de cette voix, cette démarche! Il n’y a qu’un instant, j’ai quitté Béroé malade et désolée d’être la seule à ne pouvoir s’associer au sacrifice et rendre à Anchise les honneurs qui lui sont dus.» Elle parle ainsi, et les femmes d’abord incertaines et les yeux mauvais regardent les vaisseaux, partagées entre leur malheureux amour de la terre qu’elles foulent et le royaume où les destins les appellent, quand tout à coup la déesse, les ailes toutes grandes, s’élève vers le ciel et, dans sa rapide ascension, découpe sous les nues un arc immense. Alors, étonnées de ce prodige et poussées par la fureur, elles unissent leurs clameurs, et mettent au pillage les foyers allumés dans les sanctuaires; d’autres dépouillent les autels et font voler sur les vaisseaux le feuillage, les branches, et les torches. Le feu déchaîné fait rage à travers les bancs et les rames et les peintures des poupes de sapin.

Eumélus apporte au tombeau d’Anchise et aux spectateurs de l’amphithéâtre la nouvelle que les vaisseaux brûlent, et, de leurs propres yeux, les Troyens voient en se retournant un nuage de fumée noire et des tourbillons de cendres. Le premier, Ascagne, tel qu’il était, dans son costume de fête, conduisant les jeux équestres, presse sa monture et atteint au galop le camp bouleversé: ses écuyers hors d’haleine ne peuvent le retenir: «Quelle est votre étrange folie? s’écrie-t-il. Que faites-vous? Que prétendez-vous faire, malheureuses Troyennes? Ce n’est pas l’ennemi, ce n’est pas le camp détesté des Argiens, ce sont tous vos espoirs que vous brûlez! Me voici, moi, votre Ascagne!» Et il jette à leurs pieds le casque de parade sous lequel il menait dans les jeux le simulacre de la guerre. Énée accourt en même temps, suivi de la foule des Troyens. Mais les femmes, dispersées par terreur, s’enfuient de tous côtés à travers le rivage et gagnent en se cachant les bois et les creux des rochers qu’elles rencontrent. Elles ne peuvent plus voir ni leur œuvre ni la lumière. Revenues à elles-mêmes, elles reconnaissent les leurs et elles ont chassé Junon de leur poitrine.

Mais les flammes incendiaires n’arrêtent pas pour cela leur marche indomptable. Sous le bois qu’on arrose, l’étoupe continue de brûler en vomissant une lourde fumée. L’épaisse et ardente vapeur dévore les carènes, et déjà le fléau descend dans toute la membrure. Les efforts des chefs, l’eau répandue à flots n’y font rien. Alors le pieux Énée arrache de ses épaules et déchire ses vêtements; il appelle les dieux à son secours et tend vers eux des mains suppliantes: «Jupiter tout-puissant, si tu ne hais pas encore les Troyens jusqu’au dernier, si ta pitié d’autrefois jette encore un regard sur les misères humaines, donne à notre flotte d’échapper maintenant aux flammes, ô Père, et sauve de la destruction les faibles ressources des Troyens, ou, si je le mérite, que ta foudre anéantisse ce qui reste de nos vaisseaux et engloutis-les de ta main!» Il avait à peine prononcé ces mots que, la pluie tombant à verse, un ténébreux orage éclate avec une force extraordinaire. Les hauteurs et la plaine tremblent aux coups du tonnerre. De tout le ciel s’écroule l’eau violente des sombres nuages, amoncelés par les vents. Elle submerge les poupes; elle noie le feu dans le chêne à demi consumé. L’incendie finit par s’éteindre, et, sauf quelques vaisseaux perdus, la flotte est préservée du désastre.

Mais le divin Énée, que ce cruel malheur ébranle, tournait et retournait dans son âme les plus graves soucis. Restera-t-il sur la terre sicilienne, oublieux des destins? Essaiera-t-il encore d’atteindre les rivages de l’Italie? Alors, le vieux Nautès, que la Tritonienne Pallas enseigna et rendit entre tous fameux et habile dans son art, – c’est elle qui lui inspirait ses réponses, lui soufflant ce que présageait la terrible colère des dieux et ce que voulait l’ordre des destinées, – console Énée en lui parlant ainsi: «Fils d’une déesse, poursuivons la route où nous poussent et nous repoussent les destins. Quoi qu’il advienne de ce prodige, on peut toujours triompher de la fortune à force de constance. Tu as près de toi le Dardanien Aceste, issu des dieux. Associe-le à tes desseins; unissez-vous: il ne demande pas mieux. Remets-lui les compagnons que tu as en trop par suite de tes navires perdus, et ceux que rebutent tes hautes entreprises et ta destinée. Choisis les vieillards accablés par les ans, les femmes fatiguées par la mer, tout ce qui autour de toi manque de vigueur et craint le danger. Laisse-les se bâtir des murs sur cette terre, puisqu’ils sont las. Ils appelleront leur ville Acesta, si tu le veux bien.»

Animé par les paroles de son vieil ami, c’est alors que le cœur d’Énée se partage entre mille soucis. Déjà la Nuit noire, traînée dans son char à deux chevaux, parcourait la voûte céleste. L’image de son père Anchise lui sembla tout à coup descendre du ciel et prononça ces paroles: «Mon fils qui, tant que je vécus, me fus plus cher que la vie, mon fils que les destins de Troie ont durement éprouvé, je viens ici sur l’ordre de Jupiter qui a chassé l’incendie de tes vaisseaux et qui du haut des cieux a pris enfin pitié de toi. Suis les conseils que t’a donnés le vieux Nautès: ce sont les meilleurs. Ne transporte en Italie que l’élite de ta jeunesse et les cœurs les plus courageux. Une race dure et sauvage que tu devras vaincre t’attend au Latium. Mais avant, pénètre dans les demeures infernales de Pluton et, par le gouffre profond de l’Averne, viens t’entretenir avec moi, mon fils. Ce n’est pas le Tartare impie ni les tristes ombres qui me possèdent: j’habite les doux Champs Élysées où les hommes pieux se rencontrent. C’est là que te conduira la chaste Sibylle, quand tu auras abondamment versé le sang des noires victimes. Tu connaîtras alors toute ta postérité et quels remparts te sont promis. Adieu. La nuit humide atteint la moitié de sa course, et je sens sur moi le souffle haletant des chevaux de l’Aurore implacable.» Il dit et s’évanouit dans l’air subtil, comme une fumée: «Où cours-tu si vite? s’écrie Énée. Où t’élances-tu? Est-ce moi que tu fuis? Ou qui t’arrache à nos embrassements?» À ces mots il ranime le feu endormi sous la cendre; puis il se prosterne devant le dieu Lare de Pergame et le sanctuaire de la Vesta aux cheveux blancs et les honore avec de la farine sacrée et sa boîte à encens toute pleine.