Выбрать главу

Il mande aussitôt ses compagnons et le premier de tous Aceste: il leur fait part du commandement de Jupiter, des avertissements de son père bien-aimé et de la résolution où son esprit s’arrête. Rien ne retarde ses desseins; Aceste ne refuse pas de s’y prêter. On inscrit les femmes pour la nouvelle ville. On s’y défait de tous ceux qui le désirent, de tous les cœurs qui ne sentent nullement le besoin d’un grand titre de gloire. Les autres réparent les bancs des rameurs, remplacent le chêne des vaisseaux que les flammes ont rongé, disposent les rames et les cordages. Ils sont peu nombreux, mais ils respirent l’ardeur guerrière. Cependant Énée trace avec la charrue l’enceinte de la ville et tire au sort l’emplacement des demeures. «Ceci, dit-il, sera Ilion, et ces lieux seront Troie.» Le Troyen Aceste se réjouit d’en être le roi: il fixe les jours des tribunaux et donne les règles du droit aux sénateurs convoqués. Puis on fonde en l’honneur de Vénus Malienne sur le sommet du mont Éryx un temple voisin des étoiles; et désormais le tombeau d’Anchise aura son prêtre et son vaste bois sacré.

Déjà pendant neuf jours tout le peuple avait célébré les repas funèbres; et les sacrifices sur les autels étaient accomplis. Les vents bénins ont fait la mer unie; et de nouveau le souffle incessant de l’Auster appelle au large. Un immense gémissement s’élève sur toute la courbe du rivage; les embrassements se prolongent jour et nuit. Les femmes elles-mêmes, et ceux-là même pour qui la mer avait eu une face terrible et qu’en épouvantait la puissance divine, voudraient partir et endurer jusqu’au bout toutes les épreuves du voyage. Le bon Énée les console amicalement et les recommande en pleurant au roi Aceste du même sang que lui. Il ordonne ensuite d’immoler trois jeunes taureaux à Éryx, une brebis aux Tempêtes et de détacher les amarres l’une après l’autre. Lui-même, la tête ceinte de feuilles d’olivier taillées en couronne, debout à la proue, une patère dans la main, lance aux flots salés les entrailles des victimes et y répand des libations de vin. Le vent, qui s’élève de la poupe, accompagne leur départ, et les compagnons à l’envi frappent la mer et balaient les eaux.

Cependant, de son côté, Vénus, toujours inquiète, s’adresse à Neptune et son âme tourmentée s’épanche ainsi: «Junon, avec sa violente colère et son cœur que rien ne rassasie, me force, Neptune, de descendre à toutes les prières. Ni le temps ni aucun témoignage de piété ne l’adoucit. Les ordres de Jupiter, les arrêts des destins ont beau briser ses efforts: elle ne se tient pas tranquille. Ce n’est pas assez que du milieu de la nation phrygienne, son indicible haine ait effacé, dévoré Troie et en ait traîné les restes par tous les supplices: elle s’acharne sur les cendres et les os de cette morte. Elle sait probablement les causes d’une telle fureur! Toi-même tu m’en es témoin: tu as vu naguère de quelles énormes masses elle a subitement soulevé les flots de Libye; mer et ciel, elle a tout bouleversé, forte, mais en vain, des tempêtes d’Éole; et, cela, elle l’a osé dans ton empire!… Voici maintenant que, poussant au crime les femmes troyennes, elle a honteusement brûlé nos vaisseaux, et, la flotte perdue, nous oblige à laisser des compagnons sur une terre inconnue. Que nos derniers navires, je t’en supplie, puissent sans danger déployer leurs voiles à travers les ondes, et atteindre le Tibre des Laurentes, si je ne demande que ce qui nous est accordé, si c’est bien là que les Parques nous ont promis des remparts.» Alors le Saturnien, dompteur des mers profondes, lui répondit: «Tu as tous les droits, Cythérée, de te fier à mon royaume dont tu es sortie. J’ai aussi mérité ta confiance: souvent j’ai réprimé les fureurs et la rage effroyable du ciel et de la mer. Sur la terre même, j’en atteste le Xanthe et le Simoïs, je n’ai pas pris moins à cœur le salut de ton Énée. Quand Achille, poursuivant les bandes terrifiées des Troyens, les refoulait dans leurs murs et les livrait par milliers à la mort, quand les fleuves gémissaient sous leur charge de cadavres, et que le Xanthe ne pouvait retrouver sa route et rouler vers la mer, j’ai enlevé au sein d’un nuage Énée que les dieux et ses forces rendaient inégal dans son combat contre le robuste fils de Pelée, moi qui cependant ne désirais que détruire de fond en comble l’ouvrage de mes mains, les remparts de Troie la parjure! Je suis aujourd’hui dans les mêmes sentiments; chasse tes craintes; il abordera en toute sûreté au port de l’Averne que tu souhaites pour lui. Tu n’auras à regretter qu’un seul homme abîmé dans les flots. Un seul paiera de sa tête le salut de beaucoup d’autres.»Dès qu’il eut ainsi apaisé et dilaté le cœur de la déesse, le père des eaux attelle ses chevaux à son joug d’or, met à leur bouche des freins écumants et leur lâche toutes les rênes. Le char couleur de mer effleure d’un vol léger la crête des vagues. Les flots s’inclinent et sous le grondement de l’essieu leur surface gonflée s’aplanit; les nuages s’enfuient du vaste éther. Le dieu est accompagné de figures étrangement diverses: les monstrueuses baleines, Glaucus et son chœur de vieillards, Palæmon, fils d’Ino, les Tritons rapides et toute l’armée de Phorcus; à sa gauche, Thétis et Mélité, la vierge Panopée, Nisée, Spio, Thalie et Cymodocé.

Alors une joie très douce émeut à son tour l’âme si longtemps incertaine du divin Énée; il fait à l’instant dresser tous les mâts et déployer les voiles sur les bras des vergues. Tous ensemble allongent les écoutes et larguent les ris tantôt à droite, tantôt à gauche; tous ensemble tournent et détournent les cornes des antennes. La flotte est emportée par le vent qui lui convient. Le premier avant tous, Palinure dirige la file serrée des vaisseaux; c’est sur lui que les autres doivent régler leur marche.

Déjà la Nuit humide avait dans le cirque du ciel touché presque au milieu de sa course; les marins couchés à la dure le long des bancs et sous leurs rames détendaient leurs membres dans une paix profonde, quand, descendu des astres de l’éther, le Sommeil léger écarta le voile des ténèbres et repoussa les ombres. C’est toi qu’il cherche, Palinure, c’est à toi qu’il apporte de funestes visions, ô victime innocente. Le dieu s’est assis tout au haut de la poupe, sous les traits de Phorbas et laisse tomber ces mots: «Fils d’Iasos, Palinure, la mer elle-même conduit ta flotte. Les vents d’arrière nous portent d’un souffle égal. L’heure est au repos. Appuie ta tête et dérobe à la tâche tes yeux qui sont las. Je te remplacerai moi-même quelque temps à ton gouvernail.» Palinure lève à peine les yeux et lui dit: «Est-ce à moi que tu conseilles d’oublier ce que peuvent cacher la face paisible de la mer et les flots tranquilles? Tu veux que je me fie à ce calme prodigieux? J’irais, n’est-ce pas? confier Énée aux souffles trompeurs du ciel, quand j’ai tant de fois été la dupe de sa fausse sérénité?» Et tout en parlant, attaché à la barre, il l’étreignait et resserrait son étreinte, les yeux fixés sur les étoiles. Et voici que le dieu secoue au-dessus de ses tempes une branche humide des eaux du Léthé et endormeuse par la vertu du Styx; il ferme les yeux noyés de songe du pilote qui lutte encore. À peine cette langueur imprévue avait-elle détendu ses membres que, s’appesantissant sur lui, le dieu le précipite dans les flots calmes avec une partie de la poupe arrachée et le gouvernail. Il tombe, la tête en avant, et jette plus d’un vain appel à ses compagnons. Et le dieu, comme un oiseau qui s’envole, s’est élevé déjà dans les airs limpides. La flotte n’en court pas moins sur la mer une route très sûre et vogue sans crainte selon les promesses du divin Neptune. Déjà elle approchait, jusqu’à les côtoyer, de l’écueil des Sirènes, jadis si dangereux et blanchi d’ossements, [sous le choc répété des flots résonnaient au loin les rochers rauques], quand Énée sentit que son vaisseau flottait à l’aventure, sans pilote, et prit lui-même le gouvernail sur les eaux nocturnes, tout gémissant, le cœur frappé du malheur de son ami. «Tu as eu trop de confiance dans la sérénité du ciel et de la mer, ô Palinure, et pour cela tu seras gisant, nu sur un sable ignoré.»