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Cela fait, il se hâta d’exécuter les recommandations de la Sibylle. Il y avait une caverne profonde qui s’ouvrait monstrueuse dans le rocher comme un vaste gouffre, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois. Aucun oiseau ne pouvait impunément traverser l’air au-dessus de cette sombre gorge, tant les émanations qui s’en dégageaient montaient vers la voûte du ciel. [Aussi les Grecs ont-ils nommé ce lieu Aornos]. La prêtresse y fait d’abord amener quatre jeunes taureaux au dos noir et verse sur leur front des libations de vin; puis, entre leurs cornes, elle coupe le bout des poils et jette dans le feu sacré cette première offrande en appelant à haute voix Hécate qui règne au ciel et sur l’Érèbe. D’autres plongent le couteau dans le cou baissé des victimes et recueillent dans des patères le sang tiède. Énée frappe lui-même de son épée une brebis à la toison noire pour la mère des Euménides et sa puissante sœur, et pour toi, Proserpine, une vache stérile. Puis, dans l’ombre de la nuit, il dresse des autels au roi du Styx et livre à la flamme la chair entière des taureaux répandant une huile grasse sur les entrailles ardentes. Et voici qu’à la première apparition du soleil levant, la terre commença de mugir sous ses pieds, les cimes des forêts s’agitèrent, et l’ombre se remplit du hurlement des chiennes aux approches de la déesse: «Loin d’ici! Loin d’ici, profanes! crie la Sibylle; retirez-vous de tout le bois sacré. Et toi, en avant, l’épée hors du fourreau: c’est le moment, Énée, d’avoir du courage et un cœur ferme.» Sans en dire plus, d’un geste inspiré, elle s’est élancée dans la caverne béante; et lui, sans peur, règle son pas sur le pas résolu de son guide.

Dieux qui possédez l’empire des âmes, Ombres silencieuses, Chaos, Phlégéton [lieux qui vous étendez dans la nuit muette], que vos lois me permettent de redire ce que j’ai entendu, et que votre volonté m’accorde de dévoiler les choses ensevelies dans les profondeurs sombres de la terre.

Ils allaient comme des ombres par la nuit déserte à travers l’obscurité et les vastes demeures de Pluton et son royaume de simulacres, ainsi que, sous la lune incertaine et sa clarté douteuse, des voyageurs dans la forêt quand Jupiter a couvert le ciel d’ombre et que la noirceur de la nuit a tout décoloré. Devant le vestibule même, à l’entrée des gorges étroites de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit; les pâles Maladies y habitent et la triste Vieillesse et la Peur et la Faim mauvaise conseillère et la hideuse Pauvreté, apparitions terribles, et la Mort et la Souffrance et le Sommeil frère de la Mort, et les Joies coupables de l’âme, et, sur le seuil, en face, la Guerre tueuse d’hommes et les couches de fer des Euménides et la Discorde en délire avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes.

Au milieu du vestibule un orme touffu, immense, étend ses rameaux et ses bras séculaires: les vains Songes, dit-on, y nichent un peu partout, attachés à toutes les feuilles. Là se pressent des fantômes monstrueux et divers animaux sauvages: les Centaures parqués devant les portes, les Scylla à la double forme, Briarée aux cent bras, la bête féroce de Lerne qui siffle horriblement, la Chimère armée de flammes, les Gorgones, les Harpyes, l’Ombre au triple corps. Agité d’une soudaine épouvante, Énée saisit son épée et en tourne la pointe acérée contre toute cette engeance menaçante. Si sa compagne, qui sait, ne l’eût averti qu’il ne voyait voltiger que des âmes légères, sans corps, sous la vide apparence de fantômes, il se fût rué sur elles et il eût vainement de son épée pourfendu des ombres.

De là, part la route qui conduit, dans le Tartare, aux flots de l’Achéron. Ce sont des tourbillons de boue, un gouffre, un vaste abîme qui bouillonne et vomit tout son limon dans le Cocyte. Un horrible passeur garde ces eaux et ce fleuve, d’une saleté hideuse, Charon. Une longue barbe blanche inculte lui tombe du menton; ses yeux sont des flammes immobiles; un sordide morceau d’étoffe attaché par un nœud pend à son épaule. Seul, il pousse la gaffe et manœuvre les voiles de la barque, couleur de fer où il transporte des ombres de corps, très vieux déjà, mais de la solide et verte vieillesse d’un dieu. Toute une foule répandue se précipitait vers la rive: des mères, des époux, des héros magnanimes qui ont accompli leur vie, des enfants, des vierges, des jeunes gens qui furent placés sur le bûcher funèbre devant les yeux de leurs parents. Les premiers froids de l’automne ne font pas glisser et tomber en plus grand nombre les feuilles des bois; les oiseaux qui viennent du large ne s’attroupent pas plus nombreux à l’intérieur des terres quand la saison glaciale les met en fuite à travers l’océan et les envoie à tire-d’aile aux pays du soleil. Tous debout suppliaient qu’on les fît passer les premiers et tendaient leurs mains dans leur grand désir de l’autre rive. Mais le dur nocher prend ceux-ci, puis ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il écarte.

Énée, naturellement étonné et troublé par cette foule en désordre, se tourne vers la Sibylle: «Ô vierge, dis-moi ce que signifie une telle course au fleuve? Que demandent ces âmes? Et pourquoi cette différence entre elles, les unes éloignées de la rive, les autres emportées par des rames qui balaient des flots livides?» La prêtresse, chargée d’années, lui répondit brièvement: «Fils d’Anchise, toi qui es vraiment de la race des dieux, tu vois les eaux stagnantes et profondes du Cocyte et le marécage du Styx dont les dieux craignent d’invoquer la puissance divine dans un faux serment. Toute cette foule que tu aperçois a été dénuée d’assistance et privée de sépulture. Ce passeur est Charon. Ceux que les eaux emportent ont été ensevelis. Il ne lui est pas permis de faire traverser aux morts ces rives d’horreur et ces flots rauques avant que leurs ossements aient reposé dans un tombeau. Durant cent années, ils errent et voltigent sur ces bords. Alors seulement, reçus dans la barque, ils voient enfin les marécages si désirés.» Le fils d’Anchise s’est arrêté et demeure immobile, absorbé par ses pensées, l’âme pitoyable au sort de ces déshérités. Il reconnaît, frustrés des honneurs funèbres, et désolés, Leucaspis et le chef de la flotte Lycienne, Oronte, qui, partis de Troie avec lui sur les mers orageuses, furent assaillis par l’Auster et engloutis, eux, leur navire et leur équipage.

Et voici que s’avançait vers lui le pilote Palinure qui, tout récemment, dans la traversée de Libye en Italie, pendant qu’il observait les astres, était tombé de sa poupe, jeté au sein des flots. À peine eut-il reconnu dans l’ombre épaisse ce fantôme triste, qu’il lui parla le premier: «Quel dieu, Palinure, t’a enlevé à nous et t’a plongé sous la mer? Dis-le-moi. Apollon, dont je n’avais jamais encore trouvé un oracle trompeur, m’a une seule fois abusé quand il me répondit et m’annonça que tu n’avais rien à craindre de la mer, et que tu aborderais vivant au rivage d’Ausonie. Est-ce ainsi qu’il tient ses promesses?» Palinure répondit: «Le trépied de Phébus ne t’a pas trompé, fils d’Anchise, notre chef. Je ne suis point mort englouti par un dieu, car ce gouvernail dont tu m’avais donné la garde, auquel je me cramponnais et qui dirigeait notre marche, a été d’aventure violemment arraché; et, précipité dans les flots, je l’entraînai avec moi. J’en jure par les mers irritées: je n’ai pas tremblé pour moi autant que pour ton navire qui, dépouillé de sa barre et privé de son pilote, pourrait succomber sous l’assaut des grandes lames. Durant trois nuits de tempête, le Notus, qui fouettait impétueusement les eaux, me roula sur l’immense étendue. Le quatrième jour naissait à peine que du haut d’une vague, soulevé dans l’air, j’aperçus l’Italie. À force de nager j’approchai de la terre; je tenais déjà un endroit sûr, si, au moment où, sous le poids de mes vêtements trempés, je saisissais de mes mains crispées les âpres saillies d’un roc, des barbares armés ne m’avaient attaqué et dans leur ignorance n’avaient escompté de riches dépouilles. Maintenant j’appartiens au flot, et les vents me tournent et me retournent sur le rivage. Aussi, je t’en supplie par la douce lumière du ciel, par l’air que tu respires, par ton père, par l’espoir d’Iule qui grandit, ô héros invincible, tire-moi de cette misère: jette de la terre sur mon cadavre, tu le peux, tu n’as qu’à chercher le port de Vélia. Ou, s’il y a quelque moyen, si ta mère divine t’en indique un, – car ce n’est pas, je pense, sans la volonté des dieux que tu te prépares à traverser un fleuve pareil et le marais Stygien, – tends la main à ton malheureux compagnon et emporte-moi sur ta barque au delà de ces ondes, pour qu’au moins je puisse trouver dans la mort un asile où reposer.»