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Il continue péniblement la route qui lui est permise. Et déjà les deux voyageurs atteignaient l’extrémité de cette région, séjour écarté des guerriers illustres. Il y rencontre Tydée, Parthénopée célèbre par ses armes et l’image du pâle Adraste. Là se pressent les Dardaniens tombés dans les combats et longuement pleurés sur la terre. Il les voit tous en longue file et gémit: Glaucus, Médon, Thersilochus, les trois fils d’Anténor, Polybœtès, un prêtre de Cérès, Idéus qui tenait encore ses rênes, encore ses armes. Toutes ces âmes, à droite, à gauche, se rassemblent autour de lui. Elles ne se contentent pas de l’avoir regardé une fois; elles s’attachent à ses côtés, elles l’accompagnent; elles voudraient savoir pourquoi il est venu. Mais les chefs grecs et les phalanges Agamemnoniennes, dès qu’ils aperçurent dans l’ombre le héros et l’éclat de ses armes, furent agités d’une immense terreur; les uns tournent le dos comme jadis lorsqu’ils fuyaient vers leurs navires; les autres poussent un faible cri: la clameur commencée trahit leur bouche grande ouverte.

Et voici que, tout le corps en lambeaux, il vit le Priamide Déiphobe, son visage cruellement déchiré, son visage et ses deux mains, ses tempes ravagées dont on arracha les oreilles, ses narines mutilées d’une hideuse blessure. Il ne l’avait qu’à peine reconnu tout tremblant et cherchant à dissimuler ces horribles stigmates, et il lui parla aussitôt le premier d’une voix familière: «Déiphobe, si brave sous les armes, issu du noble sang de Teucer, qui donc a eu le cœur de t’infliger ces cruels supplices? À qui fut-il permis de te traiter aussi sauvagement? J’avais entendu dire, dans la dernière nuit de Troie, qu’épuisé à force de massacrer les Grecs tu étais tombé sur un amas confus de cadavres. Alors de mes propres mains je t’élevai un cénotaphe au rivage du cap Rhétée et à haute voix j’appelai trois fois tes mânes: ton nom et un trophée d’armes consacrent le lieu; mais toi, ami, je n’ai pu te retrouver, ni, avant mon départ, te déposer dans la terre de la patrie.» Le Priamide lui répondit: «Ami, tu n’as rien négligé; tu as rendu tous les devoirs à Déiphobe et à son ombre funèbre. Mais mon destin et le crime désastreux de la Lacédémonienne m’ont accablé de ces maux: voilà les souvenirs qu’elle m’a laissés. Tu sais dans quelles joies trompeuses nous avons passé cette nuit suprême. Et comment pourrions-nous l’oublier? Lorsque, voulu par la fatalité, le cheval escalada les hauteurs de Pergame et y apporta ses flancs lourds de fantassins armés, cette femme, feignant de diriger un chœur, menait à la ronde les femmes Phrygiennes comme des Bacchantes et, au milieu d’elles, une immense torche à la main, elle faisait, du haut de la citadelle, des signaux aux Grecs. Pour moi, recru de fatigue, appesanti par le sommeil, j’étais étendu sur mon malheureux lit de noces, plongé dans un profond et doux repos, pareil au calme de la mort. Cependant mon excellente épouse, qui avait retiré de dessous ma tête l’épée fidèle, enlève toutes les armes de la maison; puis elle appelle Ménélas, elle lui ouvre la porte, espérant regagner par un si beau présent l’homme qui l’aimait et anéantir ainsi la mémoire de ses anciens crimes. Que te dirai-je? Tous deux se précipitent sur ma couche, et, avec eux, l’homme de tous les forfaits, le petit-fils d’Éole, Ulysse. Dieux, renouvelez ces horreurs contre les Grecs, si c’est d’une bouche pieuse que je vous crie vengeance! Mais toi, voyons, dis-moi à ton tour quels hasards t’ont conduit vivant ici. Est-ce ta course errante sur la mer qui t’y a amené? Est-ce un ordre des dieux? Ou de quelle autre fortune es-tu poursuivi pour venir dans ces tristes demeures sans soleil, dans ces lieux troubles?»

Pendant qu’ils causaient, le quadrige de l’Aurore à la rose lumière avait déjà dans sa course éthérée franchi le milieu du ciel; et tout le temps consenti se fût peut-être écoulé dans de pareils entretiens, si la Sibylle n’avait averti son compagnon et ne lui avait dit brièvement: «La nuit tombe, Énée: et nous, nous passons les heures à parler. Voici l’endroit où la route bifurque: à droite, elle conduit sous les murs du grand Pluton; c’est le chemin de l’Élysée, le nôtre. Mais à gauche, elle châtie les criminels et mène au Tartare impie.» Déiphobe reprit la parole: «Ne t’irrite pas, puissante prêtresse: je m’éloigne, je rejoins la foule des Ombres et je retourne aux ténèbres. Va, notre gloire, va; et jouis d’une destinée plus heureuse.» Il n’en dit pas davantage et sur ces mots il se détourna.

Tout à coup Énée regarde derrière lui et, à gauche, au pied d’un rocher, il voit une large enceinte fermée d’un triple mur, entourée des torrents de flammes d’un fleuve rapide, le Phlégéton du Tartare, qui roule des rocs retentissants. En face, une énorme porte et des montants d’acier massif tels qu’aucune force humaine, aucun engin de guerre, même aux mains des habitants du ciel, ne pourrait les enfoncer. Une tour de fer se dresse dans les airs. Tisiphone, sa robe sanglante relevée, assise et toujours en insomnie, garde l’entrée nuit et jour. Il en sort des gémissements, le cruel sifflement des verges, le bruit strident du fer et des traînements de chaînes. Énée s’est arrêté et, saisi de terreur, il écoute attentivement ce fracas: «Quels sont les crimes qu’on châtie, vierge, dis-le-moi? Et par quels supplices? Quelles lamentations effrayantes viennent à mes oreilles?» La prophétesse lui répondit: «Illustre chef des Troyens, les lois divines interdisent à l’homme pur de franchir ce seuil de scélératesse. Mais Hécate, lorsqu’elle me confia la garde des bois sacrés de l’Averne, m’instruisit des châtiments institués par les dieux et me conduisit partout. Le Gnossien Rhadamante exerce dans ces lieux un pouvoir impitoyable. Il met à la torture et interroge les auteurs de crimes cachés, et il les force d’avouer les forfaits qu’ils se réjouissaient vainement d’avoir dissimulés parmi les hommes et dont ils reculèrent l’expiation jusqu’au jour trop tardif de la mort. Aussitôt la vengeresse Tisiphone, armée d’un fouet, bondit sur les coupables, les flagelle et, de sa main gauche dirigeant sur eux ses farouches reptiles, elle appelle la troupe barbare de ses sœurs. Alors seulement les portes maudites crient et roulent sur leurs gonds avec un horrible fracas. Tu vois quelle est la garde assise à l’entrée, quelle terrible face occupe le seuil? Dedans, plus cruelle encore, une Hydre monstrueuse se tient avec ses cinquante gueules béantes et noires. Alors c’est le Tartare qui s’ouvre en profondeur et s’enfonce dans les ténèbres deux fois autant que le regard mesure d’espace jusqu’à l’Olympe éthéré. Là, les vieux fils de la Terre, les Titans, renversés par la foudre, ont roulé au fond de l’abîme. Là, j’ai vu les deux fils d’Aloée, corps monstrueux, qui de leurs mains avaient voulu forcer les portes du vaste ciel et chasser Jupiter de son trône d’En Haut. J’ai vu aussi le cruel châtiment de Salmonée. Traîné par quatre chevaux et agitant sa torche, cet imitateur des éclairs de Jupiter et des tonnerres de l’Olympe, à travers les peuples de la Grèce, à travers sa ville du milieu de l’Élide, allait triomphant et réclamait pour lui déshonneurs divins, l’insensé, qui se flattait de contrefaire l’orage et la foudre inimitable avec des sabots de chevaux sur des ponts d’airain. Mais le Père tout-puissant lança entre ses amas de nuages un trait, – non des torches ni des brandons aux lueurs fumeuses, – et l’abîma dans un énorme tourbillon. Je pouvais voir encore Tityos, le nourrisson de la terre, mère universelle: son corps recouvre sept arpents entiers; un monstrueux vautour, qui, d’un bec crochu, ronge son foie immortel et ses entrailles fécondes en tourments, y fouille de quoi manger et loge dans sa profonde poitrine; et aucun repos n’est donné à ses chairs renaissantes. Te parlerai-je des Lapithes, d’Ixion, de Pirithous? Les uns roulent un énorme rocher; d’autres pendent écartelés sur les rayons d’une roue. L’infortuné Thésée est cloué à son siège et y demeurera éternellement cloué. Phlégyas, le plus malheureux, les avertit tous de sa grande voix et les prend à témoin dans l’ombre: «Apprenez par mon exemple à respecter la justice et à ne pas mépriser les dieux.» Au-dessus de sa tête un noir rocher, qui glisse et qui semble prêt à tomber, le menace de sa chute. Sur de hauts lits de fête luisent des accoudoirs d’or, et des mets sont servis sous ses yeux avec un luxe royal. Mais l’aînée des Furies est couchée près de lui et, dès qu’il fait mine de toucher aux tables, elle l’en empêche, debout, la torche levée, et la voix tonnante. Là, ceux qui ont haï leur frère, leur vie durant, les fils qui ont frappé leur père, ceux qui ont ourdi des perfidies contre leur client, la foule innombrable des avares qui ont couvé des richesses amassées pour eux seuls et qui en ont frustré les leurs, et ceux qui ont été tués comme adultères et les séditieux aux armes impies qui ne craignirent pas de trahir la foi jurée à leurs maîtres: tous enfermés en ces lieux attendent le châtiment. Ne cherche pas à savoir quel est ce châtiment, ni quelle forme de crime et quelle destinée les y a plongés. L’un a vendu à prix d’or sa patrie et lui a imposé le joug d’un maître tyrannique. L’autre a tour à tour affiché et retiré des lois pour de l’argent. Un autre a envahi le lit de sa fille, dans un cruel hyménée. Tous ont osé des forfaits monstrueux et ont joui de leur audace. Non, même si j’avais cent bouches, cent langues et une voix de fer, je n’arriverais pas à t’exprimer toutes les formes de crimes ni à t’énumérer tous les noms des supplices.»