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Le jeune homme alors se prit à rire de la prêtresse et lui répondit: «Ne t’imagine pas que l’annonce d’une flotte entrant dans les eaux du Tibre ait échappé à mes oreilles ni que j’en conçoive de telles alarmes: la royale Junon ne m’a point oublié. La décrépitude de la vieillesse et son impuissance à discerner la vérité, ô mère, t’assiège de vains soucis et, au milieu du bruit d’armes des rois, t’abuse de fausses terreurs. Ta fonction est de garder les images des dieux et le temple; laisse aux hommes, dont c’est le métier de faire la guerre, le soin de faire la guerre ou la paix.»

Ces paroles embrasèrent Allecto; et voici qu’un tremblement subit s’empare des membres de Turnus au moment où il parle: ses yeux sont devenus fixes, tant cette Érynnis fait siffler d’hydres, tant elle lui découvre sa hideuse figure. Alors roulant des regards enflammés, comme il hésitait et s’efforçait d’en dire davantage, elle le repoussa, fit se dresser deux serpents sur sa tête et claquer son fouet, et, la bouche écumante, elle s’écrie: «Ah, je suis celle que la décrépitude de la vieillesse et son impuissance à discerner la vérité, au milieu du bruit d’armes des rois, abusent de fausses terreurs! Regarde-moi bien; je viens du séjour des sinistres sœurs; je porte dans ma main les guerres et la mort.» Elle jeta au jeune homme une torche et lui enfonça dans la poitrine des brandons fumants et leurs feux noirs. Un immense saisissement réveille Turnus en sursaut, et une sueur qui coule de tout son corps inonde ses membres et ses os. Hors de lui, il demande en frémissant ses armes; il les cherche au chevet de son lit et dans toute la maison. L’amour du fer, la scélérate folie de la guerre sévissent en lui, et aussi la colère. Ainsi, lorsque le bois enflammé fait un grand bruit sous les flancs d’une chaudière d’airain et que l’eau se met à bouillonner, la masse liquide, furieuse et fumante, se gonfle et monte en écume; le flot ne se contient plus; une épaisse vapeur s’élance dans les airs. Il porte donc à la connaissance des chefs de son armée que, la paix ayant été violée, il faut marcher contre le roi Latinus; il leur ordonne de s’armer, de défendre l’Italie, de chasser l’ennemi des frontières. Lui seul en face de ces deux adversaires, les Troyens et les Latins, et c’est assez. Cela dit, lorsqu’il eut invoqué les dieux à son aide, ce fut parmi les Rutules une émulation au combat. Les uns sont plus touchés par la beauté rare et la jeunesse de Turnus; les autres, par son ascendance royale; d’autres, par l’éclat de ses prouesses.

Pendant que Turnus remplit d’audace le cœur des Rutules, Allecto, sur ses ailes stygiennes, vole vers les Troyens. Elle prépare une nouvelle perfidie, ayant vu l’endroit du rivage où le bel Iule donnait la chasse aux bêtes sauvages et les poussait dans ses filets. Là, la fille des Enfers souffle aux chiens une rage soudaine et touche leurs narines de l’odeur d’un cerf, de cette odeur qu’ils connaissent bien et qui excite leur ardeur à la poursuite. Ce fut la première cause des malheurs, celle qui enflamma les âmes paysannes d’une passion guerrière.

Il y avait un cerf d’une remarquable beauté et d’une immense ramure que les enfants de Tyrrhus et leur père avaient pris à la mamelle même de la mère et nourrissaient. Tyrrhus était le maître des troupeaux du roi et son pouvoir de surveillance s’étendait au loin dans la campagne. Sa fille Silvia prenait un grand soin à parer cet animal qui obéissait à sa voix; elle enlaçait sa ramure de guirlandes flexibles; elle peignait son poil sauvage et le baignait dans une eau pure. Il supportait la main, était accoutumé à la table du maître, et, errant dans les forêts, il revenait de lui-même au seuil familier, bien que la nuit tardive fût tombée. Les chiens furieux d’Iule en chasse le relancèrent comme il errait au loin, se laissait porter au cours du fleuve, et se reposait de la chaleur sur la rive verdoyante. Ascagne lui-même, enflammé du désir de se couvrir de gloire, a lancé une flèche de son arc recourbé. La divinité ne manqua pas de diriger le trait, et la flèche, avec un dur sifflement, se fixa dans le ventre et les entrailles de l’animal. Aussitôt, blessé, il s’est réfugié sous le toit qu’il connaît, et il est entré dans l’étable en gémissant; et ensanglanté, pareil à un suppliant, il remplissait toute la demeure de ses plaintes. Silvia, la première, se frappant les bras de ses mains, demande secours à ses frères et appelle à grands cris les rudes paysans. Ceux-ci arrivent bien plus tôt qu’on ne pouvait le prévoir, car la sauvage Furie se cachait dans le silence des bois: l’un est armé d’un gourdin durci au feu; l’autre, d’un lourd bâton noueux. La colère fait une arme de tout ce qui leur tombe sous la main. Tyrrhus, qui était occupé d’aventure à fendre avec des coins un chêne en quatre, appelle sa troupe de bûcherons, et accourt la hache haute, respirant une sauvage fureur.

De son côté, la cruelle déesse, qui de son observatoire a guetté l’occasion de faire du mal, gagne le toit abrupt d’une bergerie et de la pointe du faîte donne le signal qui réunit les pâtres. Dans sa trompe recourbée elle enfle sa voix tartaréenne dont aussitôt tout le bois vibre et qui résonne dans les profondeurs de la forêt. Et là-bas le lac de Diane l’a aussi entendue; le fleuve Nar aux blanches eaux sulfureuses l’a entendue, et les sources du Vélinus; et tremblantes les mères ont pressé leurs enfants sur leur sein. À ce cri, à ce signal de la terrible trompette accourent rapides, avec des armes saisies de partout, les indomptables hommes des champs. Et la jeunesse troyenne se répand hors du camp pour porter secours à Ascagne. Les deux troupes se sont rangées en bataille. Il ne s’agit pas d’une mêlée rustique à coups de bâtons ou de pieux durcis au feu. On se bat avec le fer à deux tranchants. Les épées se hérissent au loin, affreuse moisson; les airains jettent des feux sous les rayons du soleil et les renvoient aux nuages. Ainsi, lorsqu’au premier souffle du vent le flot commence à blanchir, la mer peu à peu se soulève et dresse plus haut ses vagues, puis du fond de l’abîme surgit jusqu’au ciel. Là, au premier rang, le jeune Almon, l’aîné des fils de Tyrrhus, est couché par terre sous une flèche stridente. La pointe cruelle est restée dans la gorge; le sang a fermé l’humide chemin de la voix et arrêté le souffle de la vie. Autour de lui de nombreux hommes tombent, et le vieux Galésus au moment où il offrait sa pacifique médiation: il était le plus juste des Ausoniens et aucun d’eux n’était aussi riche en terres; cinq troupeaux de brebis, cinq troupeaux de bœufs revenaient le soir dans ses étables; et il retournait la terre avec cent charrues.

Pendant qu’un combat aux chances égales se prolonge dans la plaine, la déesse, qui a tenu ce qu’elle avait promis, maintenant que la guerre est commencée par l’effusion du sang et que les premiers meurtres ont été commis sur le champ de bataille, quitte l’Hespérie et, s’en retournant à travers le ciel, adresse superbement à Junon ces paroles victorieuses: «La voici consommée dans une sinistre guerre, cette discorde que tu voulais! Dis-leur de nouer une amitié et de conclure des traités! Maintenant que j’ai éclaboussé les Troyens du sang de l’Ausonie, je ferai mieux encore, si c’est ta volonté. Mes rumeurs entraîneront aux combats les villes voisines et j’enflammerai les cœurs de la folie de Mars, afin que de tous côtés on se porte au secours des Latins; je sèmerai des armes à travers les champs.» Mais Junon lui répondit: «Assez de ruses et de terreurs. Nous tenons les causes de guerre; les corps-à-corps ont commencé; le sang a déjà coulé sur ces premières armes que le hasard leur a mises dans les mains. Que l’illustre fils de Vénus et que le roi Latinus lui-même célèbrent maintenant cette union, cet hyménée! Mais que tu erres librement dans les régions éthérées, le père des dieux ne le supporterait pas, lui qui règne sur le sommet de l’Olympe. Retire-toi. S’il reste quelque chose à faire, moi, je m’en chargerai.» Ainsi parla la fille de Saturne. Allecto déploie ses ailes toutes sifflantes de serpents, et, quittant les régions supérieures, elle regagne le séjour du Cocyte.