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Alors Énée adresse au roi ces paroles amicales: «Ô le meilleur des Grecs, toi à qui la Fortune a voulu que je fisse une prière et que j’offrisse des rameaux noués de bandelettes, je n’ai pas redouté en toi le chef grec, ou l’Arcadien, ou l’homme uni par le sang aux deux Atrides. Mais la conscience de ce que je suis, les saints oracles des dieux, la parenté de nos ancêtres, ta renommée répandue par toute la terre, nous créaient des liens et m’ont fait vouloir ce que voulaient les destins. Dardanus, le père et le fondateur de la ville d’Ilion, né, comme le racontent les Grecs, de l’Atlantide Électre, aborda chez les Troyens: Électre était la fille du puissant Atlas qui soutient sur ses épaules les globes éthérés. Votre père à vous est Mercure, que la brillante Maïa conçut et mit au jour sur le froid sommet du Cyllène; mais Maia, si nous en croyons la tradition, est la fille d’Atlas, du même Atlas qui supporte les constellations. Ainsi le même sang se partage en nos deux familles. Confiant dans ce passé, je n’ai eu recours ni aux ambassades ni aux artifices pour éprouver tes dispositions. C’est moi, c’est moi-même, c’est ma personne que je te présente; et je suis venu à ton seuil en suppliant. La même nation Daunienne qui te poursuit nous fait une guerre cruelle. Si les Rutules nous chassent, ils se flattent de soumettre, sans aucune peine, à leur joug toute l’Hespérie jusqu’en ses profondeurs, et de tenir les mers qui la baignent en haut et en bas. Reçois ma foi et donne-moi la tienne. Nous avons des hommes de guerre solides, de grands courages, une jeunesse qui a fait ses preuves.»

Énée avait dit; pendant qu’il parlait, Évandre regardait son visage, ses yeux, parcourait tout son corps. Il lui répondit en peu de mots: «Quel bonheur de te recevoir, ô le plus courageux des Troyens! Comme je reconnais avec joie et retrouve en toi la parole, la voix, le visage de ton père, le grand Anchise! Je me rappelle en effet le voyage à Salamine du fils de Laomédon, Priam, lorsqu’il vint visiter le royaume de sa sœur Hésione: il voulut voir de là notre froide Arcadie. La jeunesse couvrait alors mes joues de sa première fleur; j’admirais les seigneurs troyens; j’admirais le fils de Laomédon lui-même; mais Anchise s’avançait le plus grand de tous. Mon enthousiasme juvénile brûlait de parler à ce héros, de lui serrer la main: je l’approchai et je m’empressai de le conduire sous les remparts de Phénée. En partant il me donna un carquois splendide, des flèches lyciennes, une chlamyde aux entrelacs d’or, et deux freins d’or que possède encore mon Pallas. Aussi, l’alliance que vous demandez est chose faite: aussitôt que la lumière de demain sera rendue à la terre, vous me quitterez heureux de mon secours et je vous aiderai de mes ressources. En attendant, puisque vous êtes venus ici en amis, célébrez d’un cœur favorable avec nous ce sacrifice annuel qu’il serait impie de différer; et dès maintenant asseyez-vous aux tables de vos alliés.» Cela dit, il ordonne qu’on rapporte les plats et les coupes qui avaient été enlevés; il place lui-même ses hôtes sur des sièges de gazon; il prend Énée et, l’honorant d’un siège particulier recouvert de la peau velue d’un lion, il l’invite à s’asseoir sur un trône d’érable. Alors des jeunes gens choisis et le prêtre de l’autel s’empressent d’apporter les chairs rôties des taureaux et les corbeilles chargées des dons travaillés de Cérès; et ils versent celui de Bacchus. Énée et la jeunesse troyenne mangent le dos d’un bœuf entier et les entrailles lustrales.

Lorsqu’ils eurent satisfait leur faim et que leur appétit fut rassasié, le roi Évandre prit la parole: «Cette solennité, ce banquet traditionnel, cet autel élevé à une divinité considérable, ne nous ont pas été imposés par une vaine superstition et l’ignorance des anciens dieux. Nous avons été sauvés d’un affreux péril, mon hôte troyen, et rendant hommage à notre libérateur, nous instituons un nouveau culte. Regarde d’abord cette roche suspendue à des rocs; tu vois cette dispersion des masses de pierre, cette maison debout et abandonnée au flanc de la montagne, et l’immense débâcle de ces rocs entraînés. Ce fut la caverne, au profond et vaste enfoncement, d’un monstre à demi homme, de l’infernal Cacus. Il la gardait inaccessible, sous son toit, aux rayons du soleil. Le sol en était toujours tiède de nouveaux meurtres, et, clouées à sa porte insolente, de pâles têtes d’hommes, au hideux sang noir, pendaient. Vulcain était le père de ce monstre. Cacus en vomissait les sombres feux, et passait, masse énorme. À nous aussi, le temps enfin apporta le secours qu’imploraient nos vœux; un dieu vint. Le très puissant justicier, fier d’avoir tué et dépouillé le Géryon aux trois corps, Alcide, était ici. Ce vainqueur conduisait par nos champs ses immenses taureaux; et son troupeau s’était répandu dans la vallée et aux bords du fleuve. Mais Cacus dans ses accès de folie ne voulait pas qu’il y eût un crime, une ruse, que son audace n’eût pas tentés: il détourne de leurs pâturages quatre magnifiques taureaux et autant de superbes génisses et, pour qu’on ne puisse suivre leurs empreintes directes, il les traîne par la queue vers sa caverne; ayant ainsi tourné en sens inverse leurs traces, il tenait ses prises cachées dans l’ombre de son rocher. On pouvait les chercher: aucun indice ne menait à la caverne.

«Cependant, comme le fils d’Amphitryon rassemblait son troupeau rassasié et se préparait au départ, les bœufs en s’éloignant mugirent, remplirent tout le bois de leurs tristes meuglements et se plaignaient de quitter ces collines. Une génisse leur répondit, se mit à beugler dans l’antre vaste et trompa l’espoir de son geôlier Cacus. Le cœur d’Alcide s’était enflammé d’un furieux courroux et d’une amère douleur; il saisit ses armes, sa massue lourde de nœuds, prend sa course et gagne les âpres sommets de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent Cacus épouvanté, les yeux hagards; aussitôt il fuit plus vite que l’Eurus et gagne son antre; la terreur lui donne des ailes. Quand il s’y fut enfermé, quand, les chaînes rompues, il eut fait retomber le roc monstrueux qu’un ouvrage paternel en fer forgé tenait suspendu, et eut ainsi solidement obstrué l’entrée de sa caverne, voici que, la fureur dans l’âme, le Tirynthien était déjà là et cherchait partout un passage, portant çà et là ses regards et grinçant des dents. Trois fois, bouillant de colère, il parcourt le mont Aventin; trois fois il s’évertue vainement à forcer la porte de pierre; trois fois, tombant de fatigue, il s’assied dans la vallée. Debout, surgissant au dos de la caverne, se dressait, très haute à voir, une roche aiguë entourée de rocs à pic, séjour et nid commodes aux oiseaux de proie. Comme, inclinée à gauche, elle penchait vers le fleuve, Hercule, de toutes ses forces, l’ébranle du côté opposé, à droite, et finit par l’arracher de ses racines; puis il la pousse et, sous cette poussée, le ciel immense retentit comme d’un coup de tonnerre. Les berges tremblent; le fleuve terrifié reflue. Alors, sans son toit, apparut la caverne, l’immense palais de Cacus, et on en découvrit les ténébreuses profondeurs. Ce fut comme si une violente secousse fendait profondément la terre, ouvrait les séjours infernaux, exposait à l’air les pâles royaumes haïs des dieux, et comme si on voyait d’en haut le monstrueux gouffre et sous ce jet de lumière courir ça et là les mânes.