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Déjà dans la plaine ouverte s’avançait toute l’armée, riche en chevaux, riche en vêtements brodés et en or; Messape conduit les premiers rangs; les derniers marchent sous les ordres des fils de Tyrrhus; leur chef, Turnus, est au centre. [Il se présente les armes à la main et surpasse les autres de toute la tête.] Ainsi le profond Gange se gonfle silencieusement quand ses eaux sont grossies de sept paisibles rivières; ainsi le Nil rappelle ses flots des campagnes qu’il engraisse et se renferme dans son lit. Alors soudain les Troyens aperçoivent un nuage de poussière noire qui s’amoncelle et des ténèbres qui s’étendent sur la plaine. Le premier, Caïcus, d’une tour qui fait face à l’ennemi, s’écrie: «Ô citoyens, quel est ce sombre, ce noir tourbillon qui roule vers nous? Vite, des armes! Des traits! Montez aux remparts! Voici l’ennemi, holà!» Avec une immense clameur les Troyens rentrent par toutes les portes et garnissent les murs. Car, en partant, l’excellent homme de guerre, Énée, leur avait bien recommandé, quoi qu’il advînt en son absence, de ne pas risquer l’audace d’une bataille rangée, de ne pas s’aventurer dans la plaine, mais de rester au camp et de se borner à défendre leurs murs à l’abri de leurs retranchements. Aussi, bien que l’amour-propre et la colère les excitent à en venir aux mains, ils opposent leurs portes à l’envahisseur, font ce qui leur a été recommandé, et dans l’intérieur de leurs tours, en armes, ils attendent l’ennemi.

Turnus, qui avait précédé comme en volant son armée trop lente, accompagné de vingt cavaliers choisis, paraît à l’improviste au pied des murs. Il monte un cheval de Thrace moucheté de blanc et il a la tête couverte d’un casque d’or à l’aigrette rouge: «Jeunes gens, dit-il, quel est celui d’entre vous qui le premier avec moi lancera à l’ennemi… Tenez!» Et, brandissant son javelot, il le fait voler dans les airs, signal du combat, et s’élance dans la plaine fièrement. Ses compagnons lui répondent par le cri de guerre et le suivent en frémissant avec un horrible bruit. Ils s’étonnent de l’inertie des Troyens; des hommes ne pas se mesurer dans la plaine, ne pas marcher contre l’ennemi, mais garder le camp! Hors de lui, Turnus à cheval parcourt les murs en tout sens, cherche un accès détourné. Lorsque le loup gronde aux portes d’une bergerie devant laquelle il est embusqué, battu des vents et de la pluie, la nuit étant plus qu’à sa moitié, les agneaux en sécurité sous leurs mères bêlent; et lui, farouche, terrible, bouillonne de fureur contre sa proie absente, harcelé par la longue faim qui l’enrage et par son gosier altéré de sang; ainsi la colère du Rutule s’exaspère devant ces murs et ce camp; le dépit le brûle jusqu’à la moelle de ses os durs. Comment se frayer un passage? Par où chasser les Troyens de leur enceinte et les répandre dans la plaine? Leur flotte se cachait, adossée à un des côtés du camp et protégée de toutes parts ou par les retranchements ou par le fleuve. Turnus l’attaque; il crie à ses compagnons triomphants d’y porter l’incendie; et, bouillant d’ardeur, il saisit à pleine main un pin enflammé. Sa présence les aiguillonne; ils s’empressent à l’ouvrage. Toute la jeunesse s’arme de noirs brandons; les foyers d’alentour sont mis au pillage; les torches fumeuses jettent une sombre lumière; et les étincelles de Vulcain montent vers le ciel mêlées de cendre.

Quel dieu, ô Muses, détourna des Troyens un si cruel incendie? Qui a chassé de leurs vaisseaux ces terribles flammes? Dites-le: la tradition est ancienne, mais la renommée immortelle.

Au temps où Énée commençait à construire sur l’Ida phrygien la flotte avec laquelle il gagnerait la haute mer, la mère des dieux elle-même, la Bérécyntienne, adressa ces mots au puissant Jupiter: «Ô mon fils, exauce la prière que ta mère chérie te fait, à toi le dompteur de l’Olympe. J’avais une forêt de pins que j’aimais depuis de longues années. C’était un bois sacré au sommet du mont, où l’on m’offrait des sacrifices dans l’ombre des pins noirs et des érables touffus. Ces arbres, je les ai joyeusement donnés au jeune héros Dardanien, lorsqu’il eut besoin d’une flotte. Maintenant la crainte me tourmente, l’anxiété m’angoisse. Dissipe mes appréhensions; souffre que les prières de ta mère aient ce pouvoir sur toi: qu’aucun voyage, aucune tempête ne brise ces vaisseaux et n’en triomphe; qu’il ne leur soit pas inutile d’être nés sur nos montagnes.»

Son fils, qui fait tourner les constellations, lui répondit: «Ô mère, où veux-tu amener les destins? Ou que demandes-tu pour ces arbres? Tu voudrais que des carènes, faites d’une main mortelle, aient une condition immortelle, et qu’Énée affronte, certain de les vaincre, les dangereuses incertitudes de la mer? Quel dieu eut jamais tant de puissance? Non, mais plutôt, lorsque ces nefs se seront acquittées de leur tâche et occuperont les rivages et les ports ausoniens, à toutes celles qui auront échappé aux flots et qui auront porté le chef Dardanien aux champs des Laurentes, j’enlèverai la forme mortelle et je ferai d’elles des déesses de la vaste mer, comme les Néréides Doto et Galatée qui fendent de leur sein les flots écumeux.» Il dit et, prenant à témoin de sa promesse le fleuve de son frère Stygien, les rives du torrent de poix et ses noirs tourbillons, il fit un signe de tête, et l’Olympe tout entier en trembla.

Donc le jour de la promesse était arrivé; les Parques avaient achevé de filer les temps prescrits, lorsque l’attentat de Turnus avertit la Mère de détourner les torches des vaisseaux sacrés. Alors une lumière nouvelle vint frapper les yeux pour la première fois, et l’on vit du côté de l’Aurore un nuage immense traverser les cieux, et les chœurs de l’Ida se firent entendre; une voix formidable retentit dans l’air et sonna aux oreilles des Troyens et des Rutules: «Ne vous précipitez pas, Troyens, à la défense de mes navires; n’armez point vos bras: Turnus incendierait plutôt les mers que ces pins sacrés. Et vous, rompez vos liens et allez, déesses de la mer; votre Mère vous l’ordonne.» Toutes les poupes rompent leurs amarres et, comme des dauphins, elles plongent, les éperons en avant, et gagnent les eaux profondes. Et miraculeusement elles reparaissent jeunes filles portées par les flots, [aussi nombreuses que les proues d’airain qui avaient bordé le rivage].

Les Rutules sont interdits; Messape lui-même épouvanté et ses chevaux en panique; le fleuve du Tibre hésite, avec un bruit rauque, et remonte vers sa source. Mais la confiance de l’audacieux Turnus n’est pas abattue. Hardiment il relève le courage des siens et les gourmande hardiment. «Ces prodiges sont dirigés contre les Troyens. C’est Jupiter lui-même qui leur ravit leur ressource habituelle, sans attendre le feu ni le fer des Rutules. Les mers n’ont plus de route pour eux, et il ne leur reste aucun espoir de fuir: la moitié du monde leur est fermée; quant à la terre, nous la possédons; tant de milliers d’hommes se lèvent en armes chez les nations italiennes! Toutes les fatales réponses des dieux, dont les Phrygiens se prévalent avec jactance, ne me causent nul effroi. C’est assez pour les destins et pour Vénus que les Troyens aient touché les champs de la fertile Ausonie. Moi aussi, j’ai mes oracles qui sont tout autres: c’est d’exterminer par le fer cette race scélérate qui m’arrache mon épouse. Les Atrides ne sont pas les seuls à ressentir un tel outrage; et ce n’est pas seulement Mycènes qui a le droit de prendre les armes. – N’est-ce point assez, dira-t-on, qu’ils aient péri une fois? – Il fallait donc qu’ils ne fussent qu’une fois coupables, et que maintenant au moins ils eussent toute la race des femmes en profonde horreur. Mais ils se confient à ces retranchements qui nous séparent, à ces fosses qui nous retardent: faible barrière contre la mort! N’ont-ils pas vu les remparts de Troie, bâtis de la main de Neptune, s’effondrer dans les flammes? Qui de vous, ô mes guerriers d’élite, est prêt à forcer ce retranchement avec le fer et à fondre comme moi sur ce camp qui tremble de peur? Je n’ai besoin contre les Troyens ni d’armes de Vulcain ni de mille navires, dût l’Étrurie tout entière se joindre à eux. Ils n’auront à craindre ni les ténèbres ni le lâche enlèvement du Palladium et le massacre en masse des gardiens d’une citadelle. Ce n’est pas dans le ventre ténébreux d’un cheval que nous nous cacherons. Je veux en plein jour, aux yeux de tous, envelopper leurs murs de flammes. Je leur ferai bien voir qu’ils n’ont plus affaire à des Grecs, à une jeunesse pélasgienne dont Hector retarda dix ans la victoire. Mais maintenant que la meilleure partie du jour est passée, soyez heureux de ce premier succès; employez ce qui en reste à réparer vos forces, et comptez sur moi pour préparer l’attaque.»