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Enfin les chefs troyens, Mnesthée et l’impétueux Séreste, ont appris le massacre des leurs; ils voient leurs soldats dispersés, l’ennemi dans les murs; et Mnesthée s’écrie: «Où voulez-vous fuir? Où courez-vous? Avez-vous d’autres murs, d’autres fortifications? Un seul homme, citoyens, et encore entouré de tous côtés par vos retranchements, aura donc fait impunément un tel carnage dans cette ville et aura précipité chez Orcus l’élite de notre jeunesse? Lâches que vous êtes, vous n’avez donc ni honte ni pitié de votre malheureuse patrie, de vos anciens dieux, du grand Énée?» Ces paroles sont du feu pour les Troyens; ils reprennent de l’assurance, et font face à l’ennemi, les rangs serrés. Turnus peu à peu se retire de la mêlée, se rapproche du fleuve et de la partie du camp baignée par ses eaux. Les Troyens ne l’en pressent qu’avec plus d’ardeur en poussant de grands cris, et leur nombre grossit. Lorsqu’une troupe de chasseurs accable un lion féroce et lui présente ses épieux menaçants, l’animal terrifié mais terrible, les yeux farouches, recule; sa fureur et sa vaillance lui défendent de tourner le dos; et, malgré son désir, il ne saurait s’élancer contre les hommes à travers leurs traits; ainsi Turnus incertain lâche pied lentement, et son âme bout de colère. Deux fois même il fonce sur le gros des ennemis et deux fois il les met en déroute le long des remparts; mais bientôt toutes les troupes de toutes les parties du camp se sont réunies contre lui, et la Saturnienne Junon n’ose plus soutenir ses forces; car, du ciel, Jupiter a envoyé à sa sœur l’aérienne Iris porteuse d’ordres fermes, si Turnus ne s’éloigne pas des hauts remparts troyens. Ainsi abandonné, le jeune homme ne peut plus résister ni de l’épée ni du bouclier; il est enseveli sous la grêle des traits qu’on lui lance de toutes parts. Les projectiles crépitent sur son casque sonore autour des tempes; son armure d’airain d’une seule pièce se fend sous le choc des pierres; son panache est arraché, éparpillé; son bouclier ne suffit plus à repousser les coups. Les Troyens avec leurs lances, Mnesthée lui-même pareil à la foudre, redoublent leurs assauts. La sueur ruisselle sur tout son corps et, mêlée à la poussière, l’inonde d’un flot noirâtre. Il peut à peine respirer; un halètement pénible secoue ses membres las. Enfin, d’un bond, la tête en avant, il s’est précipité dans le fleuve avec toutes ses armes. Le fleuve l’a reçu dans son gouffre et l’a soulevé mollement sur ses eaux blondes, puis, lavé du carnage, l’a rendu joyeux à ses compagnons.

LIVRE X

Cependant le tout-puissant Olympe ouvre ses portes; le père des dieux et le souverain des hommes convoque l’assemblée des immortels dans la résidence étoilée d’où son regard plonge sur toutes les terres, sur le camp des descendants de Dardanus et sur les peuples latins. Les dieux prennent place dans le palais ouvert à deux battants; et Jupiter prend la parole.

«Augustes habitants du ciel, pourquoi ce changement de résolution et ces hostilités entre vous et cet acharnement? Je n’avais pas permis que l’Italie entrât en guerre avec les Troyens. Que signifie cette discorde qui enfreint mes commandements? Quelle crainte a persuadé ou à ceux-ci ou à ceux-là de s’armer et d’attaquer? Le temps viendra marqué pour les combats; il est inutile de le hâter; il viendra quand la farouche Carthage s’ouvrira les Alpes et lancera contre les collines romaines un immense désastre. Les haines auront alors licence de s’affronter et de se livrer au pillage. Maintenant, tenez-vous en repos, et entendez-vous de bon cœur, selon mon désir.»

Jupiter n’en dit pas davantage. Vénus, belle comme l’or, lui répondit plus longuement: «Ô père, ô puissance éternelle qui règne sur les hommes et sur le monde, car, si ce n’est toi, qui pourrions-nous implorer? Tu vois les insultes des Rutules, et au milieu d’eux Turnus emporté par ses chevaux sans pareils, et l’orgueilleuse ruée de ce favori de Mars? Leurs remparts n’enferment plus les Troyens, ne les protègent plus. C’est dans leur enceinte, jusqu’au milieu de leurs retranchements, que les combats se livrent; et leur sang inonde les fossés. Énée absent n’en sait rien. Ne permettras-tu jamais qu’ils soient délivrés d’un siège? De nouveau, l’ennemi menace les murs d’une Troie renaissante; une nouvelle armée l’enveloppe; de nouveau le fils de Tydée se lèvera de l’Étolienne Arpi contre les Troyens. En vérité, je le crois, il ne me reste qu’à recevoir encore une blessure. Moi, ta fille, je n’ai plus qu’à attendre le coup de lance d’un homme. Si c’est sans ton congé et malgré toi que les Troyens ont abordé en Italie, qu’ils expient leur faute; et refuse-leur ton secours. Mais si, en y venant, ils ont obéi à tant d’oracles des dieux et des Mânes, pourquoi peut-on aujourd’hui renverser tes ordres et fonder de nouveaux destins? Faut-il te rappeler les navires incendiés sur le rivage du mont Éryx? le roi des tempêtes et la fureur des vents déchaînés de l’antre d’Éole? la mission d’Iris envoyée du haut des nues? Jusqu’ici l’empire de Pluton était resté en dehors de ces violences; mais aujourd’hui Junon soulève les Mânes, et Allecto, lâchée soudain parmi les hommes, fait la bacchante à travers les villes italiennes. Les promesses d’un empire n’éveillent plus rien en notre cœur. Nous y avons cru, tant que la fortune fut avec nous. Qu’ils soient vainqueurs, ceux dont tu veux la victoire. S’il n’y a point de région que ta dure épouse veuille donner aux Troyens, je t’en supplie, ô mon père, par les ruines de Troie et ses débris fumants, accorde-moi de retirer Ascagne sain et sauf des périls de la guerre, laisse-moi garder un petit-fils. Qu’Énée soit ballotté, j’y consens, sur des flots inconnus et qu’il suive la route, quelle qu’elle soit, que lui ouvrira la Fortune; mais que mon pouvoir aille jusqu’à protéger cet enfant et à le soustraire aux cruautés de la bataille. Amathonte est à moi et la haute Paphos et Cythère et mon palais d’Idalie; fais que, ses armes déposées, il y passe obscurément sa vie. Ordonne que toute la domination de Carthage s’appesantisse sur l’Ausonie; et le Tyrien n’aura rien à redouter d’ici. Que sert d’avoir échappé au fléau de la guerre, de s’être ouvert un passage à travers les feux grecs et d’avoir épuisé tant de dangers sur les mers et sur la vaste terre, quand les Troyens cherchaient le Latium et une seconde Pergame? N’eût-il pas mieux valu pour eux fouler les dernières cendres de leur patrie et la terre où fut Troie? Rends le Xanthe et le Simoïs, je t’en prie, à ces malheureux; accorde, père, aux Troyens de revivre les épreuves d’Ilion.»

Alors la royale Junon, sous l’action d’une violente colère: «Pourquoi me forces-tu de rompre un profond silence et de divulguer en paroles une douleur jalousement cachée? Un homme, un dieu a-t-il obligé Énée de toujours guerroyer et de se porter comme ennemi contre le roi Latinus? Il est venu en Italie sur la foi des destins, soit! poussé par les fureurs prophétiques de Cassandre. L’avons-nous encouragé à quitter son camp et à confier sa vie aux vents? Est-ce sur notre conseil qu’il s’en est remis à un enfant de la conduite de la guerre et de la défense des murs, ou qu’il a recherché l’alliance tyrrhénienne et jeté le trouble dans des nations paisibles? Est-ce un dieu, est-ce la dure puissance qu’on nous attribue, qui lui a tendu un guet-apens? Où voit-on là Junon et Iris envoyée du haut des nues? Il est indigne que les Italiens enveloppent de flammes Troie qui renaît, et que Turnus soit chez lui sur la terre de ses ancêtres, sur la terre de son aïeul Pilumnus et de sa mère la divine Vénilia! Est-il donc plus digne que les Troyens, la sombre torche à la main, fassent violence aux Latins, oppriment sous leur joug des territoires étrangers et les dépouillent? Est-il plus digne qu’ils s’imposent comme gendres? qu’ils arrachent du sein de leur famille des jeunes filles promises à d’autres? qu’ils demandent la paix en agitant des branches d’olivier et qu’ils arment la poupe de leurs vaisseaux? Tu peux, toi, dérober Énée aux mains des Grecs et dissimuler ton héros dans un nuage ou une légère vapeur. Tu peux convertir ses navires en autant de Nymphes. Et nous, ce serait violer les ordres du Destin, si nous prêtions le moindre secours aux Rutules? Énée absent ne sait rien. Qu’il ne sache rien et reste absent! Tu as Paphos, Idalie, la haute Cythère. Pourquoi t’attaquer à une ville toujours grosse de la guerre et à d’âpres cœurs? Est-ce nous qui nous évertuons à renverser de fond en comble ce qui reste encore de l’empire phrygien? Est-ce nous ou celui qui a jeté au-devant des Grecs tes malheureux Troyens? Qui a fait courir aux armes l’Europe et l’Asie? Quel est l’auteur du rapt qui rompit les traités? Ai-je conduit l’adultère dardanien à l’assaut de Sparte? Est-ce moi qui lui ai donné des armes et qui ai par l’Amour fomenté la guerre? Il te convenait alors de trembler pour les tiens. Maintenant il est trop tard pour te dresser en plaignante. Tes plaintes sont injustes, tes querelles inutiles.»