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Cependant Lucagus et son frère Liger entrent dans la mêlée sur un char attelé de deux chevaux blancs; Liger tient les rênes et conduit l’attelage; l’impétueux Lucagus fait tournoyer son épée nue. Énée n’a pu supporter le spectacle de tant d’ardeur et d’audace. Il fond sur eux et leur apparaît formidable, la lance en arrêt. Liger lui dit: «Ce ne sont pas les chevaux de Diomède, ce n’est pas le char d’Achille que tu vois ni la plaine de Phrygie: tu vas trouver aujourd’hui sur cette terre la fin de la guerre et de ta vie.» Telles sont les bravades qui s’envolent au loin des lèvres de ce fou. Le héros troyen ne lui répond pas; il lance une javeline à son ennemi. Pendant que Lucagus, le corps en avant pour fouetter son attelage, l’excite du fer de son épée, et qu’avançant le pied gauche il se dispose à combattre, la javeline traverse le bord inférieur du bouclier étincelant et lui perce l’aine gauche. Renversé de son char, il roule moribond dans la poussière. Le pieux Énée lui adresse ces mots amers: «Ce n’est pas la fuite trop lente de tes chevaux qui a trahi ton char ni de vaines ombres venues de l’ennemi qui les ont mis en déroute. C’est toi-même qui sautes de ton char et qui les abandonnes.» Il dit et saisit l’attelage. Son frère tendait ses mains désarmées, le malheureux, tombé du même char. «Par toi, par les parents qui ont mis au monde un héros comme toi, ô Troyen, laisse-moi la vie, prends pitié de celui qui t’implore.» Il en eût dit davantage; Énée l’arrête: «Tu ne parlais pas ainsi tout à l’heure! Meurs: que le frère ne quitte pas son frère!» Il lui enfonce son épée dans la poitrine jusqu’au plus secret asile de la vie. Ainsi le chef troyen répandait les funérailles à travers la plaine, non moins furieux qu’un torrent ou qu’un noir tourbillon. Enfin le jeune Ascagne et la jeunesse troyenne, vainement assiégés, font une brusque sortie et abandonnent le camp.

Jupiter cependant se tourne vers Junon et lui dit: «Ô ma sœur, toi qui es aussi ma très chère épouse, tu avais raison: c’est Vénus, c’est bien elle, – ton sentiment ne te trompait pas, – qui soutient les forces troyennes; les hommes n’ont ni vigueur dans les bras ni courage au cœur ni intrépidité devant le péril.» Junon, baissant la tête, lui répondit: «Pourquoi, ô le plus beau des époux, tourmenter une épouse affligée et qui redoute tes ordres sévères? Si ton amour pour moi était aussi fort qu’il l’était jadis et qu’il devrait l’être, certes tu ne me refuserais pas, ô tout-puissant, la faveur de soustraire Turnus au combat et de le rendre vivant à son père Daunus. Mais non: qu’il périsse et que, malgré sa piété, les Troyens assouvissent leur vengeance dans son sang! Il est pourtant de notre race. Pilumnus est son trisaïeul, et sa main libérale a souvent chargé tes seuils de nombreuses offrandes.» Le roi de l’Olympe aérien lui répond brièvement: «S’il ne faut, pour te contenter, que retarder l’heure de la mort de ce jeune homme qui doit succomber, et si tu comprends que je l’entends bien ainsi, enlève Turnus, dérobe-le par la fuite au sort qui le menace: je puis jusque-là te complaire. Mais que sous tes prières se cache une plus haute ambition, que tu espères bouleverser l’ordre de la guerre et en changer le cours, ce serait nourrir des illusions.» – «Ah, dit Junon en pleurant, si tu m’accordais dans ton esprit ce que ta bouche a du mal à prononcer, et si la vie était assurée à Turnus! Mais non: rien ne lui est assuré, malgré son innocence, qu’une fin cruelle, ou je me trompe fort. Ah! plutôt, puissé-je être abusée d’une fausse terreur et puisses-tu, toi de qui tout dépend, adoucir la rigueur de tes décrets!»

Elle dit et s’élance aussitôt des hauteurs du ciel, poussant la tempête à travers les airs, enveloppée d’un nuage; et elle gagne l’armée d’Ilion et le camp laurentin. Alors de cette vapeur creuse la déesse forme une ombre légère, sans force, à l’image d’Énée (admirable prodige!); elle la pare d’armes troyennes; elle imite le bouclier du héros, l’aigrette de sa tête divine; elle lui prête une voix irréelle; elle lui donne des sons sans idée et la démarche du Troyen: on nous peint ainsi les ombres qui ont traversé la mort et les songes qui se jouent de nos sens pendant le sommeil. Le fantôme bondit avec joie aux premiers rangs, irrite Turnus de ses traits, le harcèle de sa voix. Turnus le poursuit, lui lance de loin un javelot strident. L’apparition tourne le dos et fuit. Turnus croit qu’Énée se dérobe et cède la place, et il se repaît et bouillonne d’un chimérique espoir: «Où fuis-tu, Énée? s’écrie-t-il. Ne déserte pas l’hymen qui t’est promis: ce bras va te donner la terre que tu es venu chercher à travers les flots.» Il se jette sur ses traces en vociférant, brandissant son épée nue; et il ne voit pas que les vents emportent sa joie. Par hasard, un vaisseau amarré aux saillies d’un roc abrupt se dressait avec son échelle posée sur le rivage et son pont abattu: c’était celui qui avait amené le roi Osinius des rives de Clusium. Là se réfugie et se cache le fantôme tremblant d’Énée en fuite. Turnus n’est pas moins prompt à l’y poursuivre, saute par-dessus les obstacles, escalade les hauts ponts. À peine avait-il atteint la proue, la fille de Saturne rompt le câble et le reflux entraîne le vaisseau arraché du rivage. De son côté, Énée appelle au combat Turnus qui n’est plus là; et il envoie à la mort tout ce qu’il rencontre de guerriers sur sa route. Alors le léger fantôme ne cherche plus à se cacher; mais il s’envole très haut et se perd dans la noirceur d’un nuage, pendant qu’un tourbillon emportait Turnus en pleine mer. Turnus regarde en arrière, ne comprend pas ce qui s’est passé, maudit son salut, et tend ses deux mains vers le Cieclass="underline" «Père tout-puissant, dit-il, quelle faute ai-je donc pu commettre à tes yeux pour qu’il t’ait plu de m’infliger un tel châtiment? Où suis-je emporté! D’où suis-je venu? Comment fuir d’ici? et quelle honte, ce retour! Reverrai-je les murs et le camp des Laurentes? Et ces hommes qui ont suivi ma personne et mes armes? Ne les ai-je pas abandonnés, – ô crime! – à une indicible mort? Maintenant je les vois en déroute; j’entends le gémissement de ceux qui tombent. Que faire? Quelle terre m’ouvrira d’assez grandes profondeurs? Ou plutôt soyez-moi favorables, ô vents! Contre les roches, contre les récifs, Turnus vous le demande en suppliant, entraînez ce navire, jetez-le sur les bancs d’une syrte sauvage où ne pourront me suivre ni les Rutules ni la renommée instruite de ma honte.» En parlant ainsi, il oscillait d’une pensée à l’autre. Désespéré d’un tel déshonneur, se percera-t-il de son épée, enfoncera-t-il sa lame nue entre ses côtes? Sautera-t-il au milieu des flots, gagnera-t-il la terre à la nage, retournera-t-il au combat contre les Troyens? Trois fois il tenta l’un ou l’autre de ces moyens; trois fois la puissante Junon arrêta et, le cœur plein de pitié, contint le jeune homme. Il glisse et fend la mer profonde et, au gré des flots qui le portent, il aborde à l’antique ville de son père Daunus.

Cependant, sous l’inspiration de Jupiter, l’ardent Mézence entre dans la bataille et fond sur les Troyens triomphants. Les troupes tyrrhéniennes accourent; tous s’acharnent contre lui, contre lui seul, objet de leur haine, cible de leurs traits pressés. Mézence, comme un récif qui s’avance dans le vaste océan, exposé à la furie des vents et des flots, et qui supporte les menaces et les assauts du ciel et de la mer, demeurant lui-même inébranlable, Mézence terrasse le fils de Dolichaon, Hébrus, et avec lui Latagus et le fuyard Palmus; mais quant à Latagus qui lui faisait face, il l’a prévenu d’une pierre, d’un énorme éclat de montagne dont il lui meurtrit la tête et le visage; pour le lâche Palmus, il lui coupe les jarrets, le laisse rouler à terre et donne ses armes à Lausus pour en orner ses épaules et surmonter son casque d’une aigrette. Puis il immole le Phrygien Évanthe et le compagnon de Paris, Mimas, du même âge que lui; sa mère Théano, femme d’Amycus, l’avait mis au monde la nuit où la reine fille de Cissée, enceinte d’une torche, accoucha de Paris; Paris repose dans sa terre maternelle, la terre des Laurentes garde Mimas inconnu. Lorsque, chassé des hautes montagnes par la morsure des chiens, le sanglier, qu’ont protégé pendant des années les pins du Vésulus ou le marais laurentin qui l’a nourri de roseaux, est tombé dans des rets, il s’arrête, il frémit de fureur, il hérisse ses épaules; et personne n’a le cœur de passer de la colère aux actes et de l’approcher; mais les chasseurs le menacent de loin avec leurs traits et leurs clameurs, à l’abri du danger. Ainsi, de ceux qu’une juste haine anime contre Mézence, aucun n’est assez courageux pour courir sur lui l’épée haute: c’est de loin qu’ils le harcèlent de leurs dards et de leurs cris. Lui, impavide, prêt à s’élancer de tout côté, il grince des dents et repousse, en les secouant, les traits qui tombent sur son dos.