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Cependant, près des flots du Tibre, le père étanchait d’eau courante sa blessure et se délassait, appuyé sur un tronc d’arbre. À quelques pas de lui, son casque d’airain était suspendu à une branche, et ses lourdes armes étaient couchées sur l’herbe. Debout, l’élite de ses hommes l’entourait. Lui-même affaibli, haletant, il laissait tomber sa tête, et sa barbe épaisse se répandait sur sa poitrine. Sans cesse il demandait où en était Lausus; il lui avait dépêché messager sur messager pour le rappeler et lui porter ses ordres de père inquiet. Et voici que ses compagnons apportaient, en pleurant, sans vie, étendu sur ses armes, le grand Lausus victime d’une grande blessure. De loin, le cœur de Mézence, qui pressentait le malheur, a compris leur gémissement. Il souille de poussière ses cheveux blancs; il tend ses deux mains vers le ciel; il s’attache au cadavre: «Étais-je donc assez possédé du désir de vivre, ô mon enfant, s’écrie-t-il, pour souffrir que le fils engendré par moi prît ma place sous les coups de l’ennemi? Moi, ton père, devrai-je donc mon salut à tes blessures? Vivrai-je de ta mort? Hélas, c’est maintenant que je sens la misère de l’exil. C’est maintenant que la blessure est profonde. Et moi, mon fils, toujours moi, j’ai imprimé une flétrissure sur ton nom, chassé par la haine du trône et du sceptre paternels. J’aurais dû payer ma dette à ma patrie et au ressentiment des miens. Que n’ai-je, par mille morts, offert volontairement en expiation une vie coupable! Et je vis encore. Je n’ai pas encore quitté les hommes et la lumière. Mais je les quitterai.» À peine a-t-il parlé, il se soulève sur sa cuisse blessée; malgré la profondeur de sa blessure qui ralentit ses mouvements, il n’est pas abattu et ordonne qu’on lui amène son chevaclass="underline" c’était sa joie, sa consolation; avec lui il était sorti vainqueur de tous les combats. La bête était triste; il lui parle ainsi: «Rhèbe, nous avons vécu longtemps ensemble, si les mortels peuvent jamais parler de longue durée. Aujourd’hui, vainqueur, tu rapporteras les dépouilles et la tête du sanguinaire Énée et tu vengeras avec moi la perte de Lausus, ou, si nous ne parvenons pas à nous ouvrir un chemin, avec moi tu succomberas, car je ne pense pas, ô valeureux animal, que tu acceptes de subir les ordres d’un étranger et d’avoir pour maîtres des Troyens.» Il dit et se place sur la croupe du cheval qui sent son poids accoutumé; il a chargé ses mains de javelots acérés. Sa tête, toute brillante d’airain, se hérisse d’une aigrette de crins. Il se précipite ainsi au milieu des bataillons. Dans un seul cœur bouillonnent une honte immense, de la folie mêlée à de la douleur, [un furieux amour paternel et la conscience de sa valeur].

Alors il appelle trois fois Énée de sa grande voix. Énée l’a certainement reconnu et joyeux il s’écrie sur le ton de la prière: «Fasse le père des dieux, fasse le puissant Apollon que tu veuilles te mesurer avec moi!» Il ne prononce que ces mots, et, la lance en arrêt, s’avance à sa rencontre. Et Mézence s’écrie: «Tu essaies de m’effrayer, cruel, après m’avoir ravi mon fils! Tu n’avais pas d’autre moyen de me faire périr. La mort ne nous inspire aucune horreur; il n’y a pas un dieu que nous ne bravions. Cesse. Je viens en homme qui va mourir; mais d’abord, reçois ces dons de ma main!» Il dit et lance à l’ennemi un javelot, puis un autre, encore un autre et décrit un vaste cercle autour de lui. Le bouclier d’or résiste. Trois fois autour du Troyen debout Mézence fait tourner son cheval sur sa gauche, jetant des traits. Trois fois le héros Troyen tourne sur lui-même en présentant son bouclier d’airain où s’enfonce une monstrueuse forêt de javelots. Puis dégoûté de tous ces retardements, de tous ces traits qu’il faut arracher, de cette lutte inégale et épuisante, il réfléchit, s’élance et le cheval de guerre reçoit sa javeline entre ses tempes creuses. Le quadrupède se cabre tout droit, frappe l’air de ses sabots, désarçonne son cavalier et, tombant sur lui la tête en avant, l’embarrasse et, l’épaule démise, l’accable de son poids. Troyens et Latins enflamment le ciel de leurs clameurs. Énée accourt et, tirant son épée du fourreau, dit penché sur lui: «Où est maintenant le terrible Mézence et sa sauvage violence?» Le Tyrrhénien lève les yeux en l’air, retrouve le ciel et reprend ses esprits: «Ennemi amer, pourquoi ces injures et ces menaces de mort? Tu peux m’égorger sans crime. Ce n’est pas avec la pensée d’être épargné que je suis venu te combattre, et mon cher Lausus n’a point conclu avec toi de pacte semblable. Je ne t’adresse qu’une prière, si toutefois des ennemis vaincus ont droit à quelque faveur: souffre que la terre recouvre mon corps. Je sais que les miens m’entourent d’une haine acharnée: je t’en prie, défends-moi de leur fureur et accorde-moi d’être réuni à mon fils dans le même tombeau.» Ayant ainsi parlé il reçoit dans la gorge l’épée attendue et rend l’âme avec un flot de sang qui baigne ses armes.

LIVRE XI

Cependant l’Aurore qui surgit a quitté l’Océan. Énée, bien que le souci d’ensevelir ses compagnons le pressât et bien que son âme fût bouleversée par toutes ces morts, s’empressait, dès le point du jour, d’accomplir dans sa victoire les vœux qu’il avait faits aux dieux. Il dresse sur un tertre un énorme chêne qu’il a ébranché de tous ses rameaux et il le revêt d’armes resplendissantes, les dépouilles du chef Mézence, un trophée pour toi, dieu puissant de la guerre. Il y fixe l’aigrette du guerrier avec sa rosée de sang, et les javelots brisés, et la cuirasse atteinte et percée en douze endroits. Il attache au bras gauche du simulacre le bouclier d’airain et il suspend à son cou l’épée au fourreau d’ivoire. Alors environné de toute la troupe des chefs qui se serrait autour de lui, il exhorte en ces termes ses compagnons triomphants:

«Guerriers, le plus fort de notre tâche est fait; ne craignez rien pour ce qui nous reste à faire. Les voici, les dépouilles, les prémices de la victoire, enlevées sur un roi superbe; et voici Mézence tel qu’il est sorti de mes mains. Maintenant nous n’avons qu’à marcher vers le roi et les murs des Latins. Préparez vos cœurs au combat et soyez tout à la pensée et à l’attente de la bataille de façon qu’aucun obstacle ne vous surprenne et ne vous arrête, qu’aucune crainte, aucune incertitude ne vous ralentisse, dès que les dieux d’en haut nous permettront d’arracher les enseignes et de faire sortir notre jeunesse des retranchements. En attendant, confions à la terre les corps de nos compagnons sans sépulture: c’est le seul honneur dans les profondeurs de l’Achéron. Allez, dit-il, rendez ces devoirs suprêmes à ces âmes d’élite dont le sang nous a conquis cette patrie. Avant tout envoyons à la ville en larmes d’Évandre le corps de Pallas: ce n’est pas la valeur qui lui a manqué; mais un jour d’horreur nous l’a ravi et l’a plongé bien avant l’heure dans la nuit de la mort.»