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À peine l’ambassadeur avait-il fini, le frémissement qui court parmi les Ausoniens témoigne leur trouble et la diversité de leurs sentiments: ainsi, lorsque des rocs retardent les rapides cours d’eau, il se fait un grondement dans leur profondeur close, et les rives voisines retentissent du clapotis des flots. Dès que les esprits furent plus calmes et les bouches tumultueuses apaisées, le roi invoqua les dieux et parla ainsi du haut de son trône «C’est avant d’avoir pris les armes que, pour mon compte, Latins, j’aurais voulu délibérer sur les intérêts de l’État; et cela eût mieux valu que de rassembler un conseil dans les circonstances présentes, lorsque l’ennemi assiège nos murs. Nous faisons une guerre absurde, citoyens, à des fils de dieux, à des hommes invaincus qu’aucun combat ne rebute et à qui la défaite n’arracherait pas leurs armes. Renoncez, si vous l’avez eu, à l’espoir que les guerriers Étoliens répondront à votre appel. N’espérons qu’en nous-mêmes; et vous voyez à quoi se réduit alors notre espérance. Quant au reste, tout est par terre; et l’étendue du désastre, vous l’avez sous les yeux et sous la main. Je n’accuse personne. La valeur a fait tout ce qu’elle pouvait faire. Toutes les ressources du royaume ont été mises en jeu dans la lutte. Je vous exposerai donc la pensée de mon esprit irrésolu; prêtez-moi votre attention: je serai bref. Je possède un antique domaine tout près du fleuve toscan, qui se prolonge au couchant par delà les frontières des Sicanes; Auronces et Rutules l’ensemencent; leur charrue travaille ces durs coteaux, et leurs troupeaux en paissent les plus âpres. Que toute cette région, avec sa haute montagne et sa forêt de pins, soit le prix de l’amitié des Troyens. Proposons-leur un traité dont les conditions soient équitables et associons-les à notre royaume. Qu’ils s’établissent là, s’ils en ont un désir aussi passionné, et qu’ils élèvent des remparts. Ont-ils l’intention de gagner un autre territoire, une autre nation, leur est-il permis de se retirer de notre terre? Faisons-leur, en rouvre d’Italie, vingt vaisseaux et même davantage, s’ils sont capables de les remplir. Tous les matériaux sont là, au bord du fleuve. Ils n’ont qu’à nous donner le nombre et la forme des carènes, nous fournirons l’airain, la main-d’œuvre, les agrès. Enfin, pour porter ces propositions et pour conclure un solide traité, je suis d’avis que cent députés des premières familles du Latium aillent vers les Troyens, les rameaux de la paix dans les mains, avec des présents, des talents d’or et d’ivoire, une chaise curule et la trabée, insignes de notre royauté. Consultez-vous dans l’intérêt général et portez secours à notre accablement.»

Alors le même Drancès, toujours acharné contre Turnus, dont la gloire le tourmente d’une jalousie sournoise et d’amers aiguillons, le riche Drancès, plus beau parleur qu’ardent guerrier, conseiller dont les avis avaient du poids dans les assemblées, séditieux puissant, noble et de haute lignée par sa mère, mais de père inconnu, Drancès se lève, et ses paroles ajoutent encore aux colères accumulées contre Turnus:

«Excellent roi, tu mets en délibération une affaire qui n’est obscure pour personne et qui n’a aucun besoin de ma voix. Tous reconnaissent qu’ils savent ce qu’exige le salut du peuple; mais ils hésitent à le dire. Qu’il nous donne la liberté de la parole et qu’il rabatte son orgueil, celui dont les auspices malheureux et le funeste caractère, – oui, je le dirai, bien qu’il me menace de son épée et de la mort, – ont causé la perte de tant d’illustres chefs et l’abattement de toute une ville en deuil, pendant que, comptant sur la fuite, il attaquait le camp troyen et terrifiait le ciel par le fracas de ses armes. À ces très nombreux présents que tu fais envoyer aux descendants de Dardanus, et à tes promesses, ajoute encore ceci, ô le meilleur des rois: qu’aucune fureur ne t’intimide et ne t’empêche de donner ta fille, toi son père, à un gendre de choix et à un hymen digne d’elle, et de conclure la paix par une éternelle alliance. Si cependant la terreur possède tellement les esprits et les cœurs, conjurons cet homme lui-même et prions-le de nous accorder cette grâce: qu’il sacrifie au roi et à la patrie un droit qui est devenu le sien. Pourquoi, tant de fois, jeter si ouvertement dans les périls tes infortunés concitoyens, toi, source et cause des désastres du Latium? Il n’y a point de salut dans la guerre; nous te demandons tous là paix, à toi, Turnus, en même temps que le seul gage qui puisse la rendre inviolable. Moi le premier, que tu regardes comme ton ennemi, – et je ne m’en défends pas, – voici que je viens en suppliant; prends pitié des tiens; dépose ton orgueil, et, vaincu, va-t’en. Nous avons vu, dans notre défaite, assez de funérailles; nous avons assez désolé nos immenses campagnes. Ou, si l’honneur te touche, si tu peux concevoir dans ta poitrine un tel courage, si ton cœur est tellement épris d’une dot royale, fie-toi à ta force, ose marcher contre l’ennemi qui t’attend. Eh! quoi, faut-il, pour que Turnus soit le mari de la fille d’un roi, que nous autres, âmes viles, foule qu’on n’enterre ni ne pleure, nous jonchions la plaine de nos corps? Mais si tu as quelque force d’âme, s’il te reste de tes pères quelque valeur martiale, regarde en face l’homme qui te défie.»

À de tels propos la violence de Turnus s’est enflammée; il pousse un gémissement et, du fond de sa poitrine, éclatent ces paroles: «Certes, l’abondance de la parole ne t’a jamais manqué, Drancès, alors que la guerre veut des bras; aux séances du conseil personne n’arrive avant toi. Mais il ne s’agit pas de remplir la curie du bruit de ces grands mots que tu fais voler quand tu es à l’abri, tant que nos retranchements et nos remparts tiennent l’ennemi à distance et que nos fossés ne sont pas inondés de sang. Tonne donc avec toute ta faconde, tu en as l’habitude; dénonce ma lâcheté, toi, Drancès, dont le bras a entassé des massacres de Troyens et dont les trophées décorent ça et là nos campagnes. Tu peux sur l’heure faire l’épreuve de ton ardent courage: nous n’irons pas chercher les ennemis bien loin, nos murs en sont environnés. Marchons-nous au-devant d’eux? Pourquoi différer? Mars ne sera-t-il jamais pour toi que sur ta langue pleine de vent et dans tes pieds fuyards? [Ce n’est pas cela, ce sont des armes qu’il faut pour effrayer l’ennemi.]

«Vaincu, moi? Être ignoble, qui aura le droit de m’accuser d’avoir été vaincu en voyant les flots du Tibre grossis du sang d’Ilion, toute la maison d’Évandre ruinée dans son dernier rejeton et les Arcadiens dépouillés de leurs armes? Ce n’est pas ainsi que m’ont éprouvé Bitias et l’énorme Pandarus et ces mille guerriers que, vainqueur, en un jour j’ai envoyés au Tartare, tout entouré que j’étais des murs de l’ennemi et enfermé dans son enceinte. Point de salut dans la guerre, dis-tu? Va chanter cela au Dardanien et à ton parti. Eh bien, continue de jeter partout le trouble et l’effroi, d’exalter les forces d’une nation deux fois vaincue et de rabaisser les armes de Latinus. Maintenant donc les chefs des Myrmidons tremblent devant les armes phrygiennes. Maintenant le fils de Tydée et Achille de Larissa en ont peur, et le fleuve Aufide recule et fuit devant les flots de l’Adriatique. Voyez encore: l’artificieux scélérat feint de redouter mes menaces et par cette épouvante envenime ses accusations. Rassure-toi: tu ne rendras jamais ta belle âme sous mes coups: elle est bien à sa place chez toi; qu’elle y reste.