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Non moins farouche cependant sous les armes maternelles, Énée sent Mars s’éveiller en lui et sa fureur grandir; il est heureux qu’on lui propose ce combat singulier pour terminer la guerre. Il rassure ses compagnons; il calme les craintes d’Iule; il leur rappelle les oracles. Ses envoyés, des guerriers, portent à Latinus sa réponse décisive et lui font connaître les conditions de la paix.

À peine le jour du lendemain répandait-il sa lumière sur la cime des montagnes, à l’heure où les chevaux du Soleil s’élancent des profondeurs de la mer et soufflent de la lumière par leurs naseaux levés, Rutules et Troyens, au pied des murs de la grande ville, préparaient déjà et mesuraient le terrain du combat. Au milieu ils dressaient les foyers sacrés et les autels de gazon pour les dieux qu’ils prendraient également à témoin. D’autres apportaient l’eau de source et le feu, vêtus de la jupe à bordure de pourpre et les tempes ceintes de verveine. La légion des Ausoniens s’avance; les portes grandes ouvertes déversent ces régiments armés de leurs javelots. De l’autre côté, toute l’armée troyenne et tyrrhénienne se précipite avec la diversité de ses armes, hérissée de fer comme si Mars l’appelait à ses rudes batailles. Parmi ces milliers d’hommes voltigent les chefs superbement ornés de pourpre et d’or: le fils d’Assaracus, Mnesthée, le brave Asilas, et Messape, dompteur de chevaux, Messape fils de Neptune. Quand au signal donné chacun se fut retiré dans ses limites, ils plantent leurs lances en terre et déposent leurs boucliers. Alors, entraînés par leur curiosité, les femmes, le peuple sans armes, les vieillards débiles ont occupé les tours et les toits des maisons; les autres se rangent sur le haut des portes.

Cependant Junon, regardant de la cime qu’on nomme aujourd’hui le Mont Albain, mais qui alors n’avait pas de nom, pas d’honneur, pas de gloire, considérait la plaine, les deux armées des Laurentes et des Troyens et la ville de Latinus. Tout à coup, elle s’est adressée, déesse à une déesse, à la sœur de Turnus qui préside aux marais dormants et aux rivières sonores: le très haut roi du ciel, Jupiter, lui avait accordé cet honneur sacré pour prix de sa virginité qu’il avait prise. «Nymphe, l’honneur des fleuves, toi qui es si chère à notre cœur, tu sais comment, parmi toutes les femmes latines qui ont partagé, sans avoir à s’en louer, la couche du magnanime Jupiter, j’ai fait une exception en ta faveur et comment à toi seule j’ai bien voulu donner une place au ciel; apprends ta douloureuse infortune, Juturne, et ne m’en accuse pas. Dans la mesure où la Fortune semblait l’admettre et où les Parques autorisaient le succès du Latium, j’ai protégé Turnus et tes remparts. Maintenant je vois que ce jeune homme affronte un destin supérieur au sien et qu’une force ennemie et le jour des Parques approchent. Je ne puis être témoin de ce combat ni de cette alliance. Si tu oses tenter quelque chose de plus efficace pour ton frère, hâte-toi, cela te convient. Peut-être notre misère en éprouvera-t-elle un adoucissement.» À peine eut-elle parlé, Juturne éclata en larmes et trois et quatre fois de sa main frappa sa belle poitrine. «Le moment n’est pas aux pleurs, dit la Saturnienne Junon; dépêche-toi et, si c’est possible, arrache ton frère à la mort. Ou encore fais de nouveau se rallumer la guerre et déchire le traité conclu. Je prends tes audaces à mon compte.» Ces exhortations laissaient Juturne hésitante, l’âme blessée et désemparée par sa triste blessure.

Cependant voici les rois: Latinus à la taille puissante, traîné dans un quadrige, le front ceint de douze rayons d’or brillant, symbole du Soleil, son ancêtre; Turnus sur un char attelé de deux chevaux blancs, brandissant de sa main deux lances au large fer; de son côté, Énée, le père et le fondateur de la race romaine, sous son bouclier qui a l’éclat d’un astre et sous ses armes divines, et près de lui Ascagne, seconde espoir de la puissante Rome, s’avancent hors du camp; dans sa robe blanche, un prêtre a conduit un porcelet et une brebis dont la toison est vierge du fer et les a approchés des autels embrasés. Les rois, les yeux tournés vers le soleil levant, offrent de leurs mains les galettes salées, puis marquent avec le fer le sommet du front des bêtes et répandent des libations sur l’autel. Alors le pieux Énée, l’épée haute, fait cette prière: «Que le soleil me soit témoin et témoin cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si grandes épreuves: ô Père tout-puissant et toi, Saturnienne, son épouse, que je supplie de nous être maintenant, oui maintenant, plus favorable; et toi, illustre Mars, ô père dont la volonté tient le gouvernail de toutes les guerres, je vous implore, Fontaines et Fleuves et tout ce que nous adorons dans les hauteurs du ciel et toutes les divinités de la mer céruléenne. Si le sort donne la victoire à l’Ausonien Turnus, il est convenu que les Troyens se retireront vers la ville d’Évandre; Iule abandonnera ce territoire et désormais mes compagnons, qui ne seront pas des rebelles, ne reprendront pas les armes et ne tourneront plus le fer contre ce royaume. Mais si la Victoire consent à ce que Mars soit pour nous, – comme je le crois plutôt, et plaise aux dieux de confirmer cet espoir, – je n’ordonnerai pas aux Italiens d’obéir aux Troyens; je ne revendiquerai pas la royauté pour moi: que les deux nations invaincues entrent sous des lois égales dans une alliance éternelle; je leur donnerai mes rites sacrés et mes dieux. Mon beau-père Latinus conservera le pouvoir militaire; mon beau-père gardera le pouvoir traditionnel; les Troyens me bâtiront à moi une ville et Lavinia lui donnera son nom.»

Ce fut ainsi qu’Énée parla d’abord. Après lui, Latinus, les regards et les mains tournés vers le cieclass="underline" «J’en atteste, Énée, ces mêmes divinités, la Terre, la Mer, les Astres, la double descendance de Latone, Janus aux deux visages, la force des dieux infernaux et le séjour sacré du farouche Pluton. Qu’il m’entende aussi, le Père qui de sa foudre sanctionne les traités. La main sur l’autel, j’atteste les feux placés entre nous et les divinités: quelles que soient les circonstances, jamais le jour ne se lèvera qui verrait les Italiens rompre cette paix et cette alliance. Aucune force ne brisera ma volonté, dût-elle précipiter la terre dans le déluge des flots et abîmer le ciel dans le Tartare, non, aussi vrai que ce sceptre – et son sceptre se trouvait dans sa droite – n’étendra plus de branches au léger feuillage ni d’ombre, depuis que, coupé dans la forêt de sa souche profonde, il n’a plus de mère et que, sous le fer, il a perdu sa chevelure et ses bras: arbre jadis, aujourd’hui enfermé par l’artiste dans un beau cercle d’airain, insigne royal aux mains des chefs du Latium.»

Ils scellaient ainsi leur alliance sous les regards des capitaines de l’armée. Puis, selon le rite, ils égorgent au-dessus des flammes les bêtes consacrées; ils en arrachent les entrailles encore palpitantes et chargent les autels des bassins qui en sont remplis.

Mais, depuis longtemps déjà, le combat paraissait inégal aux Rutules, et des mouvements divers leur agitaient le cœur. Leur émotion s’accroît à mesure que l’inégalité des deux rivaux leur devient plus visible. L’attitude de Turnus confirme leur crainte, la démarche silencieuse du jeune homme qui, devant l’autel, les yeux baissés, s’incline comme un suppliant, le duvet de l’adolescence sur les joues et, malgré sa jeunesse, tout pâle. Dès que sa sœur Juturne sent le murmure grandir et voit les cœurs incertains chanceler, elle descend au milieu des troupes rangées: elle a emprunté la forme de Camers, guerrier de noble race, dont le père avait illustré son nom par son courage et qui était lui-même terrible à la bataille. Elle descend donc au milieu des troupes, sachant bien ce qu’elle veut et répand ainsi les bruits les plus divers: «N’avez-vous pas honte, ô Rutules, d’exposer une seule vie pour les braves que nous sommes tous? N’avons-nous pas l’égalité du nombre et de la force? Les voici tous, Troyens et Arcadiens, avec la troupe levée par le destin, avec l’Étrurie hostile à Turnus. Chacun de nous trouverait à peine un adversaire si nous ne combattions qu’un sur deux. Les dieux, aux autels de qui Turnus se dévoue, élèveront sa renommée jusqu’à eux et mettront sa gloire sur toutes les lèvres; mais nous autres qui aurons perdu notre patrie, nous serons forcés d’obéir à ces maîtres superbes, pour être maintenant restés les bras croisés dans nos champs!» Ces paroles enflamment de plus en plus l’esprit de la jeunesse et une rumeur court par toute l’armée. Les Laurentes eux-mêmes, les Latins eux-mêmes sont changés. Ils espéraient tout à l’heure la cessation des combats, le salut par la paix; maintenant ce sont des armes qu’ils demandent et la rupture du traité, et ils prennent en pitié le sort immérité de Turnus.