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Quel dieu maintenant pourrait retracer tant d’horreurs? Comment chanter tant de massacres sur tant de points divers et la mort des chefs succombant, par toute la plaine, tantôt sous les coups de Turnus, tantôt sous ceux du héros troyen? Il t’a donc plu, Jupiter, de voir s’entrechoquer ardemment des nations qui devaient vivre un jour dans une paix éternelle!

Énée attaque le Rutule Sucron; et ce premier choc arrête la ruée des Troyens. Sucron, blessé au flanc, ne le retient pas longtemps, et, là où la mort est le plus rapide, de son épée terrible il lui traverse les côtes, ce rempart de la poitrine. Turnus combat à pied Amycus désarçonné et son frère Diorès; il frappe l’un de sa longue javeline au moment où celui-ci venait sur lui, et l’autre de son épée. Il tranche les deux têtes, les suspend à son char et les emporte avec leur pluie de sang. Énée livre à la mort Talos, Tanaïs et le fort Céthégus, tous les trois dans la même rencontre; il immole le mélancolique Onitès, fils d’Échion et de Péridia. Turnus met à mort les deux frères venus de la Lycie et des champs d’Apollon et le jeune Ménétès que ne sauva point sa haine de la guerre: il était Arcadien, de son métier pêcheur sur les bords du marais poissonneux de Lerne; il ignorait, dans sa pauvre demeure, les honneurs des grands; et son père n’était que le fermier des champs qu’il cultivait. Comme des incendies qui s’allument sur plusieurs points d’une aride forêt et dans des bois crépitants de lauriers, ou comme des torrents écumeux qui dévalent du haut des montagnes et roulent avec fracas dans la plaine des eaux dont la violence a tout ravagé sur leur route, tels, et non moins violemment, Énée et Turnus, tous les deux, se ruent au milieu des combats. Maintenant, maintenant, la fureur bouillonne en eux; leur cœur indomptable éclate; ils courent de toutes leurs forces verser du sang.

Murranus faisait sonner bien haut ses ancêtres et les noms de ses antiques aïeux et toute sa lignée de rois latins: il est renversé, précipité de son char sous le poids d’un énorme quartier de roche qui a tournoyé aux mains d’Énée. Étendu sur le sol, les roues le font rouler sous les rênes et sous le joug, et il est à tout instant foulé par les sabots rapides de ses chevaux qui ne reconnaissent plus leur maître. Turnus se porte à la rencontre d’Hyllus qui se jette sur lui le cœur frémissant d’une colère sauvage. Il lui lance un trait qui frappe sa tempe, couverte d’or, traverse son casque et s’arrête dans son crâne. Et toi, Créthée, le plus courageux des Grecs, ton bras ne peut t’arracher aux coups de Turnus. Les dieux, dont il était le prêtre, n’ont pas plus protégé Cupencus de l’approche d’Énée: il a présenté sa poitrine au fer, et l’obstacle de son bouclier d’airain ne fut d’aucun secours au malheureux. Toi aussi, Éole, les champs des Laurentes t’ont vu mourir et couvrir de ton corps un large morceau de terre. Ni les phalanges argiennes ni Achille, destructeur du royaume de Priam, n’avaient pu t’abattre: c’était ici le terme marqué pour ta mort. Tu possédais une haute demeure au pied de l’Ida, une haute demeure à Lyrnesse; ta tombe est sur le sol des Laurentes. Les deux armées sont entièrement retournées l’une contre l’autre, tous les Latins, tous les Dardaniens, Mnesthée et l’âpre Séreste, Messape le dompteur de chevaux et le courageux Asilas, la phalange des Toscans et les escadrons de l’Arcadien Évandre: tous, et chacun pour soi, mettent en jeu la somme de leurs forces. Ni trêve ni repos. Ce n’est plus qu’une vaste mêlée.

Alors la reine de beauté, mère d’Énée, inspira à son fils l’intention de marcher sur la ville, de tourner au plus vite ses troupes contre les murs et de jeter chez les Latins le trouble d’une calamité soudaine. Comme il cherchait Turnus à travers les bataillons épars et qu’il promenait ses yeux de tous côtés, il aperçut la ville exempte de cette affreuse guerre, impunément tranquille. Aussitôt l’idée d’une plus grande bataille l’enflamme. Il appelle les chefs, Mnesthée, Sergeste et le fort Séreste; il monte sur un tertre où accourt tout ce qui reste de la légion troyenne. Ils forment des rangs compacts sans déposer lances et boucliers. Énée, debout sur la hauteur au milieu d’eux, leur parle en ces termes: «Accomplissez mes ordres sans retard: Jupiter est pour nous; que la soudaineté de l’entreprise ne trouve chez vous aucune lenteur. Si l’ennemi refuse de subir le joug et, vaincu, de nous obéir, je détruirai aujourd’hui cette ville, cause de la guerre, le royaume même de Latinus, et je mettrai ses toits fumants au ras du sol. Faut-il donc attendre qu’il plaise à Turnus d’affronter le combat avec nous et d’accepter encore la lutte après sa défaite? Non; c’est là, citoyens, le nœud de cette guerre sacrilège; c’est là qu’elle finira. Apportez vite des torches et, la flamme au poing, réclamez l’exécution du traité.»

Il dit et tous, possédés du même désir, forment le coin et se portent en masse serrée vers les murs de la ville. En un instant, à l’improviste, des échelles sont dressées, et le feu apparaît. Les uns courent aux portes en désordre et massacrent les premiers qu’ils rencontrent; les autres lancent le fer et obscurcissent le ciel. Lui-même au premier rang, Énée, les mains tendues vers les remparts, accuse à haute voix Latinus et prend les dieux à témoin qu’on le force à combattre, que deux fois les Italiens l’ont attaqué, que deux fois ils ont rompu les traités. La discorde s’ajoute aux angoisses des habitants; les uns veulent qu’on livre la ville aux Dardaniens, qu’on laisse les portes ouvertes, et ils entraînent avec eux le roi sur les murs; les autres prennent les armes et courent à la défense de la ville. Ainsi, lorsqu’un pâtre a découvert un essaim au creux d’un roc, qu’il remplit d’une acre fumée, les abeilles s’agitent désordonnées dans leur camp de cire; elles volent en tout sens et aiguisent leur colère bruissante; une sombre odeur se répand dans la ruche; un obscur murmure gronde à l’intérieur, aux flancs du roc, et la fumée monte dans le vide de l’air.

Et voici qu’une nouvelle infortune tombe sur les Latins épuisés: toute la ville accablée d’affliction en est ébranlée jusque dans ses fondements. La reine, de sa haute terrasse, a vu l’ennemi s’approcher, les remparts investis, les torches voler sur les toits; et pas d’armée rutule pour les défendre, pas de soldats de Turnus en marche. La malheureuse croit que le jeune homme a péri sur le champ de bataille. Soudain, l’âme bouleversée de douleur, elle s’écrie qu’elle est l’origine et la cause de ces maux, qu’elle en a toute la responsabilité; elle pousse des cris furieux dans son désespoir et, résolue à mourir, de sa main elle met en pièces ses vêtements de pourpre; enfin elle suspend à une poutre du palais la corde d’une mort hideuse. Lorsque les femmes latines apprennent la fin de l’infortunée, sa fille Lavinia, la première, arrache ses beaux cheveux et déchire ses joues roses; autour d’elle la foule s’abandonne aux mêmes transports, le palais résonne au loin de lamentations. La sinistre nouvelle se répand par toute la ville. Les esprits se découragent; Latinus s’avance, les vêtements en lambeaux, foudroyé par la mort de sa femme et la ruine de sa cité; et ses cheveux blancs sont souillés d’une ignoble poussière. [Il s’adresse mille reproches pour n’avoir pas accueilli d’abord le Dardanien Énée et ne se l’être pas associé spontanément comme gendre.]