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Énée, malgré la blessure de la flèche qui alourdit ses genoux et ralentit sa course, n’en poursuit pas moins Turnus et, dans son ardeur, presse du pied le pied du fuyard. Ainsi le chien de chasse, quand il surprend un cerf arrêté par un fleuve ou enfermé dans un épouvantail de plumes rouges, le harcèle de ses élans et de ses aboiements: le cerf, lui, qu’épouvante le piège ou la haute berge, passe et repasse dans sa fuite par mille chemins; mais le fier limier d’Ombrie s’attache à lui, la gueule béante, le tient déjà ou croit le tenir; et l’on entend claquer ses mâchoires déçues qui se sont refermées à vide: alors un cri s’élève auquel répondent les rives et les lacs d’alentour, et tout le ciel retentit de ce tumulte. Turnus en fuyant éclate en reproches contre les Rutules, les appelle chacun par son nom, réclame l’épée qu’on lui connaissait bien. Mais Énée menace de tuer sur-le-champ, d’exterminer quiconque approcherait. Il les maintient dans la terreur qu’il ne détruise leur ville et, en dépit de sa blessure, il serre de près son ennemi. Cinq fois dans leur course les deux combattants font le tour du champ de bataille et autant de fois ils reviennent sur leurs pas: il ne s’agit pas d’un prix futile comme dans les jeux publics; il s’agit de la vie et du sang de Turnus.

Le hasard avait en ce lieu laissé pousser un olivier aux feuilles amères consacré à Faunus. Jadis les matelots vénéraient cet arbre et, sauvés des flots, avaient coutume d’y attacher leurs présents au dieu des Laurentes et, selon leurs vœux, d’y suspendre leurs vêtements. Mais les Troyens, sans faire de différence avec les autres, avaient abattu cet arbre sacré afin que les adversaires eussent le champ libre. À cette place se dressait la javeline d’Énée: c’était là que, vigoureusement lancée, elle s’était fixée et restait attachée à une racine tenace. Le Dardanien se pencha, la prit par le fer et voulut l’arracher et poursuivre avec cette arme l’homme qu’il ne pouvait atteindre à la course. Alors Turnus, fou de terreur: «Faunus, s’écria-t-il, je t’en supplie, aie pitié de moi, et toi, bonne terre, retiens ce fer, si j’ai toujours honoré votre culte que les compagnons d’Énée ont profané par leurs armes.» Il dit et n’invoqua pas en vain le secours de la divinité: Énée a beau lutter longtemps et s’acharner sur cette souche tenace, ses forces n’arrivent pas à faire lâcher prise à la morsure du bois. Pendant qu’il s’obstine et redouble d’efforts, la divine Daunienne, Juturne, reprend la figure du cocher Métiscus, accourt et rend à Turnus son épée. Vénus, indignée que cette audace fût permise à une nymphe, s’approche et arrache elle-même le trait de la profonde racine. Les deux combattants, la tête haute, retrouvent toute leur énergie avec leurs armes: celui-là se fiant à sa lame, celui-ci âpre et tenant haut sa lance, ils se dressent face à face pour la lutte essoufflante de Mars.

Cependant le roi tout-puissant de l’Olympe s’adresse à Junon qui, du haut d’un nuage fauve, regardait le combat. «Ô femme, quand ces batailles auront-elles une fin? Que peux-tu faire encore? Tu sais, – et tu avoues le savoir, – qu’Énée est promis au ciel parmi les dieux Indigètes et que ses destins l’élèvent jusqu’aux astres. Que machines-tu? Quelle espérance te retient sur ces froides nuées? Convenait-il qu’un dieu reçût une blessure de la main d’un mortel? Pourquoi rendre à Turnus – car sans toi qu’aurait pu Juturne? – l’épée que le destin lui avait arrachée et accroître ainsi la force des vaincus? Cesse enfin et laisse-toi fléchir par mes prières. Ne permets plus à ce dur ressentiment de ronger ton âme silencieuse; fais que de ta bouche si chère je n’entende pas si souvent des plaintes qui m’affligent. L’heure suprême est venue. Tu as pu harceler les Troyens sur terre et sur mer, allumer une guerre abominable, jeter la honte dans une maison royale et mêler le deuil à l’hyménée: je te défends d’entreprendre rien de plus.» Ainsi parla Jupiter. Le visage baissé la Saturnienne répondit: «C’est parce que cette volonté, la tienne, m’était connue, grand Jupiter, que malgré moi j’ai abandonné Turnus et la terre. Sinon, tu ne me verrais pas assise solitaire sur ce nuage aérien, subissant le meilleur et le pire; mais, armée de flammes, je me tiendrais debout au plus fort de la mêlée et je traînerais les Troyens à des combats acharnés. C’est moi, je l’avoue, qui ai conseillé à Juturne de secourir son malheureux frère et je l’ai approuvée d’être encore plus audacieuse pour le sauver, sans aller jusqu’à lui permettre de lancer des traits ni de tendre un arc: j’en jure par la source implacable du Styx, le seul objet de crainte qui existe pour les dieux d’en haut. Maintenant je cède et je quitte ces combats que je déteste. Ce que les lois du destin ne défendent pas, je te le demande pour le Latium et pour la majesté de tes descendants: lorsque les deux peuples établiront la paix par un heureux mariage, – j’y consens, – lorsqu’ils fixeront d’accord les conditions de leur alliance, ne force pas les Latins indigènes à changer de nom, à devenir des Troyens, à être appelés les descendants de Teucer; que ces hommes gardent leur langue et leur costume; qu’il y ait un Latium; qu’il y ait à travers les siècles des rois albains; qu’il y ait une race romaine que les vertus italiennes rendront puissante. Troie est tombée; permets qu’elle ait péri avec son nom.»

Le créateur des hommes et des choses lui répondit en souriant: «Tu es bien la sœur de Jupiter, le second enfant de Saturne, pour rouler dans ton cœur un tel flot de colère. Allons, réprime cette fureur si vainement conçue. Je t’accorde ce que tu veux et vaincu je me rends de bon cœur. Les Ausoniens garderont leur langue maternelle et leurs usages; leur nom restera ce qu’il est. Les Troyens ne se fondront que de corps avec eux; je fixerai le culte et les rites sacrés, et tous, devenus Latins, n’auront qu’une seule langue. La race qui en surgira, mêlée de sang ausonien, tu la verras s’élever par sa vertu au-dessus des hommes, au-dessus des dieux; et nulle autre nation ne rendra à tes autels d’aussi grands hommages.» Junon consentit et la joie lui changea le cœur. Cependant elle quitte le ciel et abandonne son nuage.

Cela fait, le Père agite en lui-même un autre dessein: il décide d’écarter Juturne du combat de son frère. La sombre Nuit accoucha de deux pestes, nommées Furies, en même temps que de la Tartaréenne Mégère; elle les ceignit des mêmes anneaux de serpents et leur ajouta les ailes du vent. Elles se tiennent devant le trône et au seuil de Jupiter, ministres de ses colères; elles aiguisent la crainte dans le cœur des pauvres mortels, quand le roi des dieux machine contre eux des maladies ou l’horrible mort, ou quand il terrifie par la guerre les cités coupables. Jupiter dépêcha du haut de l’éther un de ces deux monstres et lui ordonna de se présenter aux yeux de Juturne comme un présage. La Furie s’envole; un rapide tourbillon la porte en un instant sur la terre. La flèche, décochée dans le brouillard, lorsque le Parthe l’a trempée du fiel d’un atroce venin, le Parthe ou le Crétois, et l’a lancée, blessure inguérissable, traverse, stridente et anonyme, les ombres légères: ainsi la fille de la Nuit a filé et a touché la terre. Lorsqu’elle voit les armées troyennes et les troupes de Turnus, elle se ramasse aussitôt sous la forme de ce petit oiseau qui parfois sur les tombeaux ou sur les toits déserts, perché la nuit, prolonge son chant lugubre au milieu des ténèbres. Sous cette apparence, la peste passe et repasse avec bruit devant les yeux de Turnus et frappe le bouclier de ses ailes. Une torpeur inconnue glace les membres du jeune homme; ses cheveux se sont dressés d’horreur; sa voix s’est arrêtée dans sa gorge.