Выбрать главу

«À ces larmes, nous lui donnons la vie; nous lui donnons même de la pitié. Le premier, Priam ordonne de détacher ses mains étroitement enchaînées, et il lui dit amicalement: «Qui que tu sois, de ce moment oublie les Grecs; ils sont perdus pour toi. Tu seras des nôtres; mais réponds-moi la vérité: dans quelle intention ont-ils construit ce cheval énorme et monstrueux? Qui l’a conseillé? Qu’en attendent-ils? Est-ce un vœu? Est-ce une machine de guerre?» À ces mots, le jeune homme, tout armé de ruse et d’artifice grec, leva vers le ciel les paumes de ses mains désenchaînées: «Je vous prends à témoin, dit-il, feux éternels, vous et votre inviolable puissance; je vous prends à témoin, autels et glaives de mort que j’ai fuis, bandelettes des dieux que j’ai portées comme victime, les lois divines m’autorisent à rompre mes engagements sacrés avec les Grecs; elles m’autorisent à haïr ces hommes et à produire au grand jour tout ce qu’ils cachent. Je ne suis tenu par aucune loi de mon pays. Toi seulement, ville de Troie, sois fidèle à tes promesses et, gardée par moi, garde-moi ta parole si je te dis la vérité et si je m’acquitte envers toi grandement. Tout l’espoir des Grecs, toute leur confiance dans leur entreprise guerrière se sont toujours appuyés sur le secours de Pallas. Mais du jour où le fils impie de Tydée et cet inventeur de crimes, Ulysse, ont entrepris d’arracher du temple consacré le fatal Palladium, où, après avoir égorgé les gardiens de la haute citadelle, ils ont saisi la sainte image, où de leurs mains sanglantes ils ont osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, de ce jour l’espérance des Grecs s’en allait, s’effondrait; leurs forces étaient brisées et l’esprit de la déesse se détournait d’eux. Ils ne pouvaient se tromper aux prodiges significatifs que leur donna la Tritonienne. À peine sa statue fut-elle placée dans le camp que de ses yeux grands ouverts et fixes jaillirent des étincelles et des flammes; ses membres se couvrirent d’une acre sueur, et trois fois du sol, chose merveilleuse, elle bondit elle-même avec son bouclier et sa lance frémissante. Aussitôt Calchas vaticine qu’il faut s’embarquer et fuir, que Pergame ne peut être anéanti sous les coups des Argiens s’ils ne retournent à Argos chercher des auspices et s’ils n’en ramènent la faveur divine que, dans leur première traversée, ils avaient apportée avec eux sur leurs navires recourbés. Maintenant ils n’ont, au souffle des vents, regagné Mycènes leur patrie qu’afin d’y préparer des armes et des dieux qui les accompagnent; ils repasseront la mer et vous les reverrez à l’improviste. C’est ainsi que Calchas interprète les présages. Sur son conseil, comme expiation de leur triste sacrilège, pour remplacer le Palladium, pour réparer l’outrage à la divinité, ils ont construit cette effigie. Calchas a voulu qu’ils en fissent une énorme masse et que cette charpente s’élevât jusqu’au ciel, et qu’ainsi elle ne pût entrer par vos portes ni être introduite dans vos murs ni replacer le peuple de Troie sous la protection de son ancien culte. Si vos mains profanaient cette offrande à Minerve, – que les dieux tournent plutôt ce présage contre Calchas lui-même! – alors ce serait une immense ruine pour l’empire de Priam et pour les Phrygiens. Mais si, de vos propres mains, vous la faisiez monter dans votre ville, l’offensive d’une grande guerre conduirait l’Asie jusque sous les murs de Pélops: tels sont les destins qui attendent nos descendants.»

«Ces paroles insidieuses, cet art de se parjurer nous firent croire ce que disait Sinon; et ainsi se laissèrent prendre à des ruses et à des larmes feintes ceux que n’avaient pu dompter ni le fils de Tydée, ni Achille de Larissa, ni dix ans de guerre, ni mille vaisseaux.

«À ce moment un prodige plus grand encore et beaucoup plus terrible se présente à nos regards infortunés et bouleverse nos cœurs qui ne s’attendaient à rien de pareil. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait à l’autel des sacrifices solennels un énorme taureau. Voici que, de Ténédos, par les eaux tranquilles et profondes, – je le raconte avec horreur, – deux serpents aux immenses anneaux s’allongent pesamment sur la mer et de front s’avancent vers le rivage. Leur poitrine se dresse au milieu des flots et leurs crêtes couleur de sang dominent les vagues. Le reste de leurs corps glissait lentement sur la surface de l’eau et leur énorme croupe traînait ses replis tortueux. Là où ils passent, la mer écume et bruit. Ils touchaient déjà la terre, et, les yeux ardents injectés de sang et de feu, ils léchaient de leur langue vibrante leur gueule sifflante. À les voir le sang se retire de nos veines; nous nous enfuyons. Mais eux, sachant où aller, se dirigent sur Laocoon; et d’abord les deux serpents entourent et enlacent les corps de ses deux jeunes enfants en se repaissant de leurs malheureux membres. Puis, comme le père se porte à leur secours les armes à la main, ils le saisissent et le ligotent de leurs énormes nœuds. Ils ont déjà enroulé deux fois leur croupe écailleuse autour de sa ceinture, deux fois autour de son cou, et ils le surmontent de toute leur tête et de leur haute encolure. Lui, il s’efforce avec ses mains d’écarter leurs replis; ses bandelettes sont arrosées de bave et de noir venin; et il pousse vers le ciel d’horribles clameurs. Ainsi mugit le taureau blessé quand il s’échappe de l’autel et secoue de sa nuque la hache mal assurée. Mais les deux dragons fuient en glissant vers les hauteurs où sont les temples; ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Tritonienne et se cachent aux pieds de la déesse sous l’orbe de son bouclier.

Pour le coup nous tremblons et une peur inouïe pénètre dans tous les cœurs: on se dit que Laocoon a été justement puni de son sacrilège, lui qui d’un fer acéré a profané ce bois consacré à la déesse et qui a brandi contre ses flancs un javelot criminel. On crie qu’il faut introduire le cheval dans le temple de Minerve et supplier la puissante divinité. Nous faisons une brèche à nos remparts; nous ouvrons l’enceinte de la ville. Tous s’attellent à l’ouvrage. On met sous les pieds du colosse des roues glissantes; on tend à son cou des cordes de chanvre. La fatale machine franchit nos murs, grosse d’hommes et d’armes. À l’entour, jeunes garçons et jeunes filles chantent des hymnes sacrés, joyeux de toucher au câble qui la traîne. Elle s’avance, elle glisse menaçante jusqu’au cœur de la ville. Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux, remparts dardaniens illustrés par la guerre! Quatre fois le cheval heurta le seuil de la porte, et quatre fois son ventre rendit un bruit d’armes. Cependant nous continuons, sans nous y arrêter, aveuglés par notre folie, et nous plaçons dans le haut sanctuaire ce monstre de malheur. Même alors la catastrophe qui venait s’annonça par la bouche de Cassandre; mais un dieu avait défendu aux Troyens de jamais croire Cassandre; et, malheureux pour qui le dernier jour avait lui, nous ornons par toute la ville les temples des dieux d’un feuillage de fête.