Выбрать главу

«Cependant le ciel tourne et la nuit s’élance de l’Océan, enveloppant de sa grande ombre la terre, le ciel et les ruses des Myrmidons. Répandus dans l’enceinte de leurs murailles, les Troyens se sont tus et le sommeil presse leurs membres las. Et déjà de Ténédos, la phalange argienne s’avançait dans ses navires rangés en bon ordre sous le silence ami de la lune voilée, gagnant un rivage bien connu, quand, au signal d’une flamme s’élevant de la poupe royale, Sinon, que l’hostilité des dieux et des destins avait protégé, se faufile près du monstre où les Grecs étaient enfermés et abaisse les trappes de sapin. Le cheval qui s’ouvre les rend à l’air libre, et de ses cavernes de bois sortent allègrement, en se laissant glisser le long d’une corde, avant tous les autres, les chefs Thessandrus et Sthénélus, le féroce Ulysse, Acamas et Thoas, le petit-fils de Pelée Néoptolème, Machaon et Ménélas et l’inventeur de cette embûche, Epéus. Ils envahissent la ville ensevelie dans le sommeil et le vin: les sentinelles sont égorgées; les portes, ouvertes; ils y reçoivent leurs compagnons et rassemblent les troupes complices.

«C’était le moment où le premier sommeil commence pour les hommes aux durs soucis et, par un bienfait divin, insinue en eux son extrême douceur. Voici qu’en songe il me sembla que j’avais près de moi, sous mes yeux, désolé, Hector: il répandait des flots de larmes; il était comme naguère lorsque le char le traînait tout souillé d’une poussière sanglante, les pieds traversés de courroies et gonflés. Misère de moi, dans quel état! Comme il était différent de cet Hector que je vois encore revenir revêtu des dépouilles d’Achille, ou, la flamme phrygienne au poing, incendier les vaisseaux grecs! La barbe hideuse, les cheveux collés par le sang, il portait toutes les blessures dont il avait été criblé autour des murs de sa patrie. Alors, pleurant moi-même, et avant qu’il parlât, il me sembla que je l’appelais et lui disais ces paroles de douleur: «Ô lumière de la Dardanie, le plus ferme espoir des Troyens, pourquoi nous as-tu fait si longtemps attendre? Hector tant désiré, de quelles rives viens-tu? Comme nous te revoyons, après tant de funérailles de tes compagnons et toutes les épreuves subies par ton peuple et ta ville, et si fatigués! Quels indignes outrages ont souillé ton tranquille et beau visage? Et pourquoi ces blessures que j’aperçois?» Il ne me répond rien; il ne s’attarde pas à ces vaines questions. Mais, tirant du fond de sa poitrine un sourd gémissement: «Hélas, fuis, me dit-il, fils d’une déesse, sauve-toi de cet incendie. L’ennemi tient nos murs; Troie s’écroule de toute sa hauteur. On a fait assez pour la patrie et pour Priam. Si un bras pouvait défendre Pergame, certes le mien l’eût défendu. Troie te confie les objets de son culte et ses Pénates. Fais-en les compagnons de tes destins, et cherche-leur des remparts, de puissants remparts, que tu fonderas enfin après avoir couru les mers.» Il dit et des profondeurs du sanctuaire il apporte dans ses mains la puissante Vesta, ses bandelettes et son éternel feu.

«Cependant de tous les points de la ville se confondaient des cris de détresse; et, bien que la maison de mon père Anchise fût reculée, solitaire, entourée d’arbres, les bruits deviennent de plus en plus distincts, et l’horrible tourmente des armes se rapproche. Réveillé en sursaut, je monte au plus haut de la terrasse et je m’y tiens l’oreille au guet. Ainsi, quand au souffle furieux des Austers le feu se met dans la moisson ou lorsque le torrent, grossi des eaux de la montagne, ravage les champs, ravage les grasses récoltes et les travaux des bœufs, arrache et entraîne les forêts, le pâtre, de la cime d’un roc, écoute ce fracas, dont il ne sait pas la cause, et demeure interdit. Mais alors la vérité éclate, les embûches des Grecs se découvrent. Déjà la vaste maison de Déiphobe s’effondre sous les flammes; et déjà tout près celle d’Ucalégon prend feu; les flots lointains du cap Sigée reflètent l’incendie. Les clameurs des hommes retentissent, mêlées à l’appel éclatant des trompettes. Hors de moi, je saisis mes armes; je ne sais pas à quoi elles me serviront; mais je brûle de rassembler une poignée d’hommes et avec mes compagnons de courir à la citadelle. La colère et la fureur précipitent ma résolution, et je songe qu’il est beau de mourir sous les armes.

«Et voici que Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d’Othrys et prêtre d’Apollon au temple de la citadelle, chargé des objets sacrés et de nos dieux vaincus, et traînant par la main un enfant, son petit-fils, accourt éperdu vers notre maison: «Où en est notre salut, Panthus? En quel état vais-je trouver la citadelle?» J’avais à peine prononcé ces mots qu’il me répondit en gémissant: «C’est le dernier jour de la Dardanie, c’est l’heure inéluctable. Il n’y a plus de Troyens; il n’y a plus d’Ilion; l’immense gloire de Troie a vécu. Jupiter sans pitié a tout transporté à Argos. Les Grecs sont les maîtres de la ville en flammes. Le monstrueux cheval debout au milieu de nos murs vomit des hommes armés, et Sinon vainqueur nous insulte et répand l’incendie. Par nos portes ouvertes à deux battants il en vient autant de milliers qu’il en est venu jadis de la grande Mycènes. D’autres occupent en armes les rues étroites et nous y opposent une barrière de fer hérissée de pointes étincelantes prêtes à donner la mort. C’est à peine si les premières sentinelles des portes risquent le combat et résistent dans les ténèbres.» Ces paroles du fils d’Othrys et la volonté des dieux m’emportent au milieu des flammes et des armes, là où m’appellent la sauvage Érynnie et le tumulte et les clameurs qui montent jusqu’au ciel. Rhipée, Épytus, si grand à la guerre, Hypanis et Dymas, que la clarté de la lune offre à mes yeux, se joignent à moi, se groupent à mon côté, et aussi le jeune Corèbe, fils de Mygdon. Il était venu, par hasard, tout récemment à Troie, enflammé d’un fol amour pour Cassandre, et, gendre futur, il apportait des secours à Priam et aux Phrygiens: le malheureux qui ne sut pas entendre les inspirations prophétiques de sa fiancée!

«Quand je les vois réunis, malgré toute leur ardeur pour le combat, je leur adresse ces mots: «Jeunes gens, cœurs vainement héroïques, si vous avez le ferme désir de me suivre, moi qui suis décidé à tout, vous voyez l’état où la fortune nous réduit. Nos temples et nos autels sont désertés par tous les dieux qui maintenaient cet empire debout. Vous venez au secours d’une ville embrasée. Mourons! Jetons-nous au milieu des armes. L’unique salut des vaincus est de n’espérer aucun salut.» C’est ainsi que l’ardeur de ces jeunes hommes se changea en fureur. Alors, – comme des loups ravisseurs dans l’ombre noire, quand l’insatiable rage de leur ventre les chasse en aveugles et que leurs petits laissés au gîte attendent, la gueule sèche, – à travers les traits, à travers les ennemis nous marchons à une mort certaine et nous suivons le chemin qui mène au cœur de la ville. La nuit noire vole autour de nous et nous enveloppe de son ombre.