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«Elle me parla ainsi et je voulais lui répondre longuement à travers mes larmes; mais elle m’abandonna et s’évanouit dans les airs impalpables. Trois fois, là même, j’essayai d’entourer son cou de mes bras; trois fois son image échappa à ma vaine étreinte, pareille au léger souffle de la brise et toute semblable à un songe qui s’envole. La nuit était consommée: alors seulement je retournai vers mes compagnons.

«J’eus la surprise de trouver leurs rangs grossis d’un nombre immense de nouvelles recrues: des femmes, des hommes, un peuple rassemblé pour l’exil, une foule misérable. Ils étaient venus de partout, munis de courage et de ce qu’il fallait pour s’embarquer et aller sur la mer coloniser le pays que je voudrais. Déjà l’Étoile du matin se levait au-dessus des jougs du haut Ida, et le jour la suivait. Les Grecs tenaient assiégées toutes les issues de la ville. Il ne nous restait aucune espérance de rien pouvoir. Je cédai à la fortune, et, mon père sur mes épaules, je gagnai les montagnes.»

LIVRE III

«Lorsqu’il eut paru bon à Ceux d’En Haut, contre toute justice, de renverser l’empire d’Asie et la nation de Priam, et que la superbe Ilion fut tombée, et que tout ce qui avait été Troie bâtie par Neptune ne fut plus qu’un sol fumant, les signes que nous donnèrent les dieux nous poussèrent à chercher de lointains exils dans un monde désert. Au pied des hauteurs d’Antandre et des montagnes de l’Ida phrygien, nous construisons une flotte sans savoir où nous porteront les destins ni sur quel point il nous sera permis de nous fixer; et nous rassemblons les hommes. L’été avait à peine commencé, que mon père Anchise nous ordonnait de tendre les voiles à la destinée. Je quitte alors en pleurant le rivage de la patrie, le port et la plaine où fut Troie. Exilé, je suis emporté vers la haute mer avec mes compagnons, mon fils, nos Pénates, les Grands Dieux.

«À quelque distance la terre de Mars, que labourent les Thraces, étend ses vastes plaines où régna jadis l’âpre Lycurgue. Une ancienne hospitalité et l’alliance de nos Pénates l’unirent à Troie tant que la fortune fut pour nous. J’y suis conduit; au fond d’une baie, où de mauvais destins me font aborder, je jette les premiers fondements d’une ville, que de mon nom je nomme la ville des Énéades.

«J’offrais un sacrifice à ma mère la Dionéenne et aux dieux dont nos murs naissants sollicitaient les auspices, et sur le rivage j’immolais un taureau éclatant de blancheur au souverain roi des habitants du ciel. Il y avait, par hasard, tout près un tertre et, sur le sommet, un cornouiller et un myrte dru hérissé de tiges comme des hampes. Je m’en approchai, et, lorsque j’essayai d’arracher du sol ces branches vertes pour couvrir l’autel de rameaux feuillus, je vis un incroyable, un horrible prodige. La première branche que j’arrache en brisant ses racines laisse égoutter un sang noir et corrompu qui souille la terre. Une froide horreur secoue mes membres, et, d’épouvante, mon sang se fige, glacé. Je recommence; je veux arracher une autre branche flexible et pénétrer les causes de ce mystère. Un sang noir s’échappe encore de cette autre écorce. L’âme bouleversée, je suppliais les Nymphes agrestes et le vénérable Mars Gradivus, qui protège les champs des Gètes, de rendre, comme ils le peuvent, ce prodige favorable et d’en conjurer la signification. Mais lorsqu’une troisième fois, d’un plus grand effort, je m’attaquai aux tiges de l’arbrisseau, agenouillé et luttant contre le sol, faut-il le dire ou le taire? – j’entendis des entrailles du tertre un gémissement lamentable, et une voix monta vers moi: «Énée, pourquoi déchirer un malheureux? Cesse; épargne un homme enterré; garde tes mains pieuses d’un sacrilège. Troyen, je ne suis pas un étranger pour toi, et ce sang ne coule pas du bois d’un arbre. Hélas, fuis ces terres cruelles; fuis ce rivage de l’avarice. C’est moi Polydore: la moisson de fer, dont les traits ici même m’ont percé et recouvert, a pris racine et grandit en javelots aigus.» Et moi, j’étais là hésitant d’effroi, frappé de stupeur, les cheveux hérissés, la voix arrêtée dans la gorge.

«Ce Polydore accompagné d’un lourd poids d’or avait été secrètement confié aux soins du roi Thrace par l’infortuné Priam, lorsqu’il commençait à perdre confiance dans les armes dardaniennes et qu’il voyait se resserrer le siège de sa ville. Dès que la Fortune se retira de nous et que notre puissance fut brisée, le Thrace se rallia au parti d’Agamemnon et de ses armes victorieuses: il viole toutes les lois divines, décapite Polydore et fait main basse sur ses richesses. À quoi ne contrains-tu pas le cœur des hommes, exécrable appétit de l’or! Quand la terreur m’eut quitté, je rapportai ce divin prodige aux chefs du peuple, et d’abord à mon père, et je demandai les avis. Ils sont unanimes: quitter cette terre scélérate, abandonner ce pays où l’hospitalité a été profanée et rendre à nos vaisseaux le souffle des vents. Nous célébrons donc les funérailles de Polydore: sur le tertre on amoncelle un énorme tombeau de terre; on dresse des autels aux Mânes, décorés des bandelettes de deuil et du noir cyprès. Les femmes d’Ilion se rangent autour, les cheveux épars, selon la coutume. Nous apportons l’offrande funèbre des vases où écume un lait tiède et des patères remplies du sang des victimes; nous enfermons l’âme dans son sépulcre et une dernière fois nous l’appelons à voix haute.

«Dès que la mer nous inspire confiance et que les vents nous donnent des flots calmés, au léger frisson de l’Auster qui nous appelle au large, mes compagnons tirent leurs vaisseaux et couvrent le rivage. Nous sortons du port; la terre et la ville disparaissent. Au milieu des flots s’élève une terre sacrée, très chère à la mère des Néréides et à Neptune l’Égéen. Comme elle errait le long des côtes et des rivages, le divin Archer, reconnaissant, l’attacha à la montagneuse Mycone et à Gyaros: il lui donna l’immobilité, un peuple et le mépris des vents. C’est là que je suis conduit: elle nous reçoit fatigués dans ses eaux sûres et tranquilles. À peine descendus, nous saluons pieusement la ville d’Apollon. Le roi Anius, qui est à la fois un roi et un prêtre de Phébus, les tempes ceintes de bandelettes et du laurier sacré, s’avance à notre rencontre. Il reconnaît son vieil ami Anchise. Nous nous serrons les mains en vertu des liens de l’hospitalité, et nous entrons sous son toit.

«J’invoquais le dieu devant son vieux temple de pierre. «Ô Dieu de Thymbra, donne-moi une demeure assurée; donne-nous, après tant de fatigues, des murs, une postérité, une ville durable; protège le second Pergame troyen, les restes du massacre des Grecs et du farouche Achille. Quel sera notre guide? Où veux-tu que nous allions? Où nous ordonnes-tu de nous fixer? Père, donne-nous un signe de ta volonté et descend dans nos cœurs.»

«J’avais à peine prononcé ces mots que soudain tout me sembla trembler et le parvis et le laurier du dieu; la montagne entière s’ébranle; le sanctuaire s’ouvre et le trépied mugit. Prosternés, nous embrassons la terre et nous entendons la voix. «Durs descendants de Dardanus, la terre qui la première vous a portés dès l’origine de vos ancêtres vous attend et vous recevra dans son heureuse fécondité: cherchez cette mère antique. La maison d’Énée y dominera sur tous les pays, et les fils de ses fils et ceux qui naîtront d’eux.» Ainsi parle Phébus: ces paroles causent une agitation d’où naît une immense joie; et tous se demandent quels sont ces murs où Phébus appelle les exilés et leur commande de revenir.

«Alors mon père, déroulant dans sa mémoire les traditions des hommes d’autrefois, nous dit: «Chefs, écoutez et connaissez votre espérance. C’est au milieu des mers dans l’île du grand Jupiter, dans la Crète où s’élève le mont Ida, que se trouve le berceau de notre race. Elle est peuplée de cent villes puissantes qui sont autant de riches États. Si je me rappelle exactement ce que j’ai entendu, le premier de nos ancêtres, Teucer, en était parti lorsqu’il aborda au cap Rhétée et choisit la Troade pour y fonder son royaume. Ilion ni la citadelle Pergame n’étaient encore debout; on habitait le fond des vallées. De la Crète nous vinrent la Mère, la déesse du mont Cybèle, et l’airain des Corybantes et le nom d’Ida donné à nos forêts. De la Crête nous vinrent le silence assuré aux Mystères et le char de la Souveraine traîné par un attelage de lions. Donc, en avant, et suivons le chemin où la parole des dieux nous guide. Apaisons les vents et gagnons les royaumes de Gnosse. Nous n’en sommes pas très loin: que Jupiter seulement nous assiste, et, à la troisième aurore, notre flotte touchera les rives de la Crête.» Il nous parla ainsi et au pied des autels il immola, – honneurs qui leur sont dus, – un taureau à Neptune, un taureau pour toi, ô bel Apollon, une brebis noire à la Tempête, une brebis blanche aux favorables Zéphyrs.

«Le bruit court que le roi Idoménée est parti, chassé de son royaume paternel, et que les rivages de la Crète sont déserts. Nos ennemis ont quitté le pays; les maisons abandonnées nous attendent. Nous nous éloignons du port d’Ortygie et nous volons sur les flots. Nous rasons les collines de Naxos où vont criant les Bacchantes, et la verte Donuse, Oléare, la blanche Paros et les Cyclades éparses sur la mer et les détroits resserrés de tous ces archipels. Mes matelots rivalisent d’ardeur, et crient et s’encouragent: Gagnons la Crète et le pays de nos pères! Un vent de poupe s’élève et nous pousse; et enfin nous abordons aux antiques rivages des Curètes. Je m’empresse donc de construire les murs de la ville désirée; je la nomme Pergamée, et j’exhorte mon peuple, que ce nom met en allégresse, à chérir ses foyers et à élever pour leur protection une haute citadelle.