«Lorsque le roi devin m’eut ainsi parlé comme un ami, il commande qu’on porte à mes vaisseaux de lourds présents d’or et d’ivoire; il y fait déposer toute une charge d’argent travaillé, des bassins de Dodone, une cuirasse en mailles tressées de trois fils d’or, un casque à l’éclatant cimier et à l’aigrette retombante, armure de Néoptolème. Il y ajoute des présents qui conviennent à mon père. Il nous donne des chevaux; il nous donne des pilotes; il complète nos équipages de rameurs; il fournit des armes à mes compagnons.
«Cependant Anchise nous pressait d’appareiller pour profiter sans retard de la faveur du vent. L’interprète de Phébus lui dit avec une profonde déférence: «Anchise, toi qui fus jugé digne du superbe hymen de Vénus, noble souci des dieux, deux fois sauvé des ruines de Troie, voici devant toi la terre d’Ausonie: cours la saisir à pleines voiles. Cependant tu ne dois encore qu’en longer les rivages. La contrée de l’Ausonie que t’ouvre Apollon est plus loin. Va, père heureux de la piété de ton fils. Pourquoi en dire davantage et faire attendre l’Auster qui se lève?» Andromaque à son tour, pour qui ce départ et ces adieux sont un deuil, apporte à Ascagne des vêtements brodés aux trames d’or et une chlamyde en point de Phrygie; ses présents sont dignes de lui; et elle le comble de précieux tissus: «Prends, lui dit-elle: que toutes ces choses te soient des souvenirs de mes mains, cher petit, et des témoignages de la longue tendresse d’Andromaque, femme d’Hector. Prends-les: ce sont les derniers présents que tu recevras de ta famille, ô seule image qui me reste de mon Astyanax! Il avait tes yeux, tes mains, les traits de ton visage; il aurait ton âge et serait un adolescent comme toi.» Et moi je leur disais en m’éloignant, les yeux remplis de larmes: «Vivez heureux: votre fortune à vous a terminé son cours. Nous, les destins nous appellent d’épreuves en épreuves. Vous, le repos vous est acquis. Vous n’avez pas à labourer les plaines de la mer ni à chercher une terre d’Ausonie toujours fuyante. Vos yeux contemplent l’image du Xanthe et une Troie que vous avez élevée de vos mains, sous de meilleurs auspices, je le souhaite, et qui laisseront moins de prise aux Grecs. Si jamais j’entre dans le Tibre et dans les champs voisins du Tibre, si je vois les murs promis à ma race, je veux que de ces villes unies par le sang, de ces peuples frères, de l’Épire et de l’Hespérie, qui ont le même ancêtre Dardanus et qui connurent les mêmes revers, enfin de ces deux Troie nous fassions par le cœur une seule patrie: puissent nos arrière-neveux en garder la mémoire!»
«La mer nous emporte le long des monts Cérauniens tout proches d’où la traversée est la plus courte pour atteindre l’Italie. Cependant le soleil tombe et les montagnes se couvrent d’une ombre épaisse. Nous tirons au sort les gardiens des vaisseaux et, couchés près des flots sur le sein de la terre tant désirée, ça et là dans le sable du rivage nous nous reposons; et le sommeil se répand dans nos membres las. La Nuit, traînée par les Heures, n’avait pas encore atteint la moitié de son cercle. Palinure, l’esprit toujours en éveil, se lève de sa couche; il interroge les vents; son oreille recueille les souffles de l’air; il observe tous les astres qui cheminent en silence, l’Arcture et les pluvieuses Hyades et les deux Ourses; et ses yeux qui font le tour du ciel aperçoivent Orion armé d’or. Lorsqu’il voit que tout respire l’ordre et la tranquillité dans le ciel serein, il donne du haut de sa poupe un appel clair: nous levons le camp et nous reprenons notre route sous l’aile déployée de nos voiles.
«Déjà dans la fuite des étoiles l’Aurore rougissait, lorsque nous distinguons au loin d’obscures collines et une terre basse, l’Italie. «Italie!» s’écrie, le premier, Achate. «Italie!» répètent mes compagnons en la saluant de leurs clameurs. Alors mon père Anchise couronna un large cratère, le remplit de vin, et, debout sur la haute poupe, invoqua les dieux: «Dieux puissants, seigneurs de la mer et de la terre, des beaux jours et des tempêtes, rendez-nous la route facile et que vos souffles nous accompagnent!» Les brises désirées redoublent; l’entrée du port s’élargit et se rapproche, et le temple de Minerve nous apparaît sur la hauteur. Mes compagnons carguent les voiles et tournent leurs proues vers le rivage. Du côté où les flots sont chassés par l’Eurus le port a la courbure d’un arc. Une avant-garde de rochers arrosés d’écume amère nous en cache l’intérieur; car ces rocs en forme de tours, l’enserrent de leurs bras comme d’une double muraille, et le temple à nos yeux s’éloigne du rivage. Premier présage: je vois quatre chevaux d’une blancheur de neige, qui paissent le gazon dans une vaste plaine; et mon père Anchise s’écrie: «Ô terre qui nous reçois, tu nous annonces la guerre: c’est pour la guerre qu’on arme les chevaux, c’est de la guerre que nous menacent ces bêtes puissantes. Mais parfois on les habitue à s’atteler à un char et à se mettre d’accord sous le joug qu’on leur impose. Il y a donc aussi espoir de paix.» Alors nous prions la sainte divinité de Pallas aux armes sonores qui, la première, nous accueillit dans notre joie triomphante, et, devant les autels, la tête couverte du voile phrygien selon les prescriptions qu’Hélénus nous avait données comme étant les plus graves, nous brûlons rituellement les offrandes ordonnées en l’honneur de l’Argienne Junon.
«Sans retard, nos vœux exactement accomplis, nous tournons vers la mer les pointes de nos vergues chargées de voiles et nous quittons ce séjour des Grecs et cette terre suspecte. De là, nous apercevons le golfe où, s’il faut en croire la tradition, Hercule fonda Tarente. En face s’élèvent à nos yeux le sanctuaire de Junon Lacinia et les murs de Caulon et Scyllacée la naufrageuse. Puis au delà du rivage nous distinguons l’Etna Trinacrien, et nous entendons de loin l’immense gémissement de la mer, ses grands coups sur les rocs et les voix des flots qui se brisent contre la côte; les eaux jaillissent et bouillonnent mêlées de sable. «Voici certainement cette fameuse Charybde, dit mon père Anchise; voici ces écueils, ces horribles rochers que nous annonçait Hélénus. Tirez-nous de là, compagnons, et pesez avec ensemble sur vos rames.» Ils s’empressent d’obéir. Le premier, Palinure tourne à gauche sa proue qui en grince; et toute la flotte file à gauche sous l’effort des rames et du vent. Le gouffre qui s’enfle nous soulève jusqu’au ciel, et ses eaux qui se retirent nous laissent plongés jusqu’aux Mânes des Enfers. Trois fois dans leurs profondes crevasses les rocs ont poussé leurs clameurs; trois fois nous avons vu l’écume jaillir et sa rosée retomber du ciel. Cependant avec le soleil le vent nous a quittés recrus de fatigue; et incertains de notre route nous abordons aux rivages des Cyclopes.
«Le port, à l’écart des vents, est lui même immense et très calme; mais tout près l’Etna, dans le tonnerre d’épouvantables écroulements, tantôt lance vers le ciel un sombre nuage où tournoient des fumées de bitume et des cendres blanches, et ses tourbillons de flammes vont lécher les astres; tantôt il rejette et vomit des rocs et les entrailles arrachées à la montagne; il amoncelle dans les airs des laves mugissantes et bouillonne jusqu’au fond de son gouffre. On dit que le corps à demi foudroyé d’Encelade est pressé sous cette masse et que l’énorme Etna pesant sur lui laisse passer par les fissures de ses fournaises les flammes qu’il respire. Chaque fois que, fatigué, il se met sur l’autre flanc, la Sicile tremble et gronde et le ciel se couvre de fumée. Toute cette nuit-là, sous les abris des bois, nous endurons le monstrueux prodige sans voir la cause du fracas: les feux des astres ne se montraient pas; le ciel n’avait point de clarté là où brillent les étoiles; mais l’obscurité était chargée de vapeurs, et la plus profonde nuit tenait la lune ensevelie dans un nuage.
«Le lendemain, au lever de l’Étoile du matin, comme l’Aurore avait chassé du ciel l’humide vapeur de l’ombre, tout à coup, venant de la forêt, effroyablement maigre, une forme humaine, un inconnu d’un étrange aspect dont toute la personne criait misère, s’avance et tend vers le rivage ses mains suppliantes. Nous le regardons: une saleté sauvage, une barbe pendant sur la poitrine, des vêtements rattachés par des épines; pour le reste, un Grec, un de ceux que leur patrie arma et envoya contre Troie. Dès qu’à notre extérieur il reconnut des Dardaniens et qu’il aperçut de loin les armes troyennes, épouvanté, il hésita un instant et s’arrêta; mais bientôt il se précipita vers le rivage, et pleurant et priant: «Je vous en supplie, s’écrie-t-il, par les astres, par les dieux d’En Haut, par cette lumière du ciel que nous respirons, enlevez-moi d’ici, Troyens! Emmenez-moi où vous voudrez! C’est tout ce que je demande. Je le sais et je l’avoue, je suis de ceux qui, descendus des vaisseaux grecs, firent la guerre aux Pénates d’Ilion. Pour ce crime, si rien ne peut en effacer l’injure, dispersez mes membres à travers les flots, engloutissez-moi dans la vaste mer. Que je périsse, soit! Mais qu’au moins je périsse de la main des hommes!» Et aussitôt il embrassa nos genoux; et il se roulait et s’attachait à nos genoux. Qui est-il? De quel sang est-il né? Quelle mauvaise fortune le poursuit? Nous l’engageons à parler, à tout nous dire. Mon père Anchise lui-même, sans plus attendre, donne la main droite à ce jeune homme, et la valeur de ce gage le rassure. Dès qu’il eut enfin déposé sa terreur: «Ithaque est ma patrie, nous dit-iclass="underline" j’ai accompagné le malheureux Ulysse; je me nomme Achéménide. Mon père Adamaste était pauvre, et je partis pour Troie: plût au ciel que mon humble condition m’eût suffi! Au moment où ils fuyaient en tremblant ces lieux barbares, mes compagnons m’oublièrent et me laissèrent ici dans la vaste caverne du Cyclope. Un repaire de sang corrompu et de mets sanglants, profondément ténébreux et immense. Lui, un colosse: il frappe de la tête les hautes étoiles. Ô dieux, délivrez la terre d’un pareil fléau! Personne n’ose ni le regarder ni lui parler. Il se repaît des entrailles et du sang noir de ses victimes. Je l’ai vu, couché sur le dos au milieu de son antre, saisir de sa grande main deux d’entre nous et les écraser contre le roc: son seuil éclaboussé au loin nageait dans cette infection. Je l’ai vu manger leurs membres qui ruisselaient d’un liquide noir; et les chairs encore tièdes palpitaient sous sa dent. Mais il en fut puni. Ulysse ne supporta pas ces horreurs et, dans un si grand péril, l’homme d’Ithaque se souvint de lui-même. Comme le monstre, gorgé de nourriture et enseveli dans le vin, avait reposé sa tête appesantie et gisait à travers son antre, corps immense, vomissant en plein sommeil de la sanie et un mélange de chairs, de vin et de sang, nous, après avoir prié les puissances divines et tiré au sort chacun notre rôle, tous ensemble et de tous côtés nous fondons sur lui, nous l’entourons et d’un pieu aiguisé nous crevons son œil énorme, l’œil unique qui se cachait sous les plis farouches de son front, cet œil pareil à un bouclier d’Argos ou à l’orbe du soleiclass="underline" enfin nous vengeons avec joie les ombres de nos compagnons. Mais fuyez, malheureux, fuyez, rompez vos amarres! Aussi sauvage, aussi gigantesque que ce Polyphème, qui dans le creux de son antre enferme ses brebis laineuses et presse leurs mamelles, cent autres monstrueux Cyclopes habitent ça et là dans les sinuosités du rivage et errent dans les hautes montagnes. Trois fois les cornes de la lune se sont remplies de lumière depuis que je traîne ma vie dans les forêts parmi les retraites solitaires et les tanières des bêtes sauvages, et que je vois ces vastes Cyclopes sortir de leurs rochers et que je tremble au bruit de leur pas et de leur voix. Les branches des arbres me donnent une misérable nourriture de baies et de cornouilles dures comme des pierres, et je mange des racines que j’arrache. Promenant partout mes regards, j’ai vu pour la première fois des vaisseaux, les vôtres, s’approcher du rivage. Qui que vous fussiez, je me suis livré à vous. C’était assez d’échapper à cette abominable race. Voici ma vie: prenez-la; n’importe quelle mort vaut mieux.»