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Alors le fils d’Anchise, ayant selon la coutume appelé tous les rivaux, proclame par la grande voix du héraut Cloanthe vainqueur, et couronne ses tempes d’un laurier verdoyant. Chaque équipage reçoit sa récompense: trois jeunes taureaux à choisir, du vin et un grand talent d’argent. Il ajoute comme présents d’honneur aux capitaines: pour le vainqueur, une chlamyde brodée d’or autour de laquelle la pourpre de Mélibée court en double méandre. On y avait tissé l’image de l’enfant royal qui, sous les forêts de l’Ida, fatigue de son javelot et de sa course les cerfs rapides, ardent et comme hors d’haleine: soudain l’oiseau qui porte les armes de Jupiter fond sur lui du haut de l’Ida, l’emporte et l’enlève au milieu des airs dans ses serres crochues. Ses vieux gardiens tendent vainement les mains vers les astres, et l’aboiement furieux des chiens le poursuit à travers les airs. Celui qui par sa valeur a obtenu le second rang reçoit, à la fois comme une parure et comme une défense dans les combats, une cuirasse de mailles polies à triple fil d’or. Énée vainqueur l’avait arrachée lui-même à Démoléos, près du rapide Simoïs sous les hauts murs de Troie. C’est à peine si, réunissant leurs forces, les deux serviteurs, Phégée et Sagaris, pouvaient porter sur leurs épaules ces innombrables mailles, et pourtant Démoléos en était revêtu lorsqu’il courait et chassait devant lui les Troyens dispersés. Au troisième Énée donne deux bassins d’airain et des coupes d’argent ciselées en relief.

Tous s’en allaient déjà, fiers de ces riches trophées, le front ceint de rubans couleur de pourpre, lorsque dégagé fort adroitement, mais non sans peine, de son cruel rocher, des rames perdues et mutilé de tout un rang de rameurs, Sergeste ramène son vaisseau, sans honneur, au milieu des risées. Souvent quand un serpent dans sa marche oblique a été surpris sur la chaussée de la route et foulé par une roue d’airain ou qu’un passant l’a laissé meurtri d’un violent coup de pierre et à demi mort, c’est en vain que, dans son désir de fuir, il se tord et veut s’allonger: toute une partie de lui-même reste encore féroce; ses yeux brûlent; son cou qui siffle se redresse âprement; mais le reste de son corps estropié par la blessure le retient en arrière; il s’efforce inutilement de s’appuyer à ses nœuds et de se replier sur lui-même. Ainsi la lente galère se traînait avec son attirail de rames brisées. Mais elle hisse ses voiles et, à voiles déployées, rentre au port. Énée, heureux que son navire soit sauvé et que ses compagnons lui soient rendus, accorde à Sergeste la récompense promise. Il lui fait don d’une esclave experte aux travaux de Minerve, une Crétoise, Pholoé, qui nourrit deux jumeaux.

Cette joute terminée, le pieux Énée se dirige vers une plaine de gazon, que des forêts entourent sur une couronne de collines. Le milieu du vallon forme l’arène de cet amphithéâtre. Le héros, escorté d’une foule innombrable, prend place au centre et s’assied sur une estrade. Là, il excite l’ardeur de ceux qui voudraient lutter de vitesse à la course par la vue des prix qu’il expose. De toutes parts accourent, confondus, Troyens et Siciliens, et les premiers de tous, Nisus et Euryale: Euryale remarquable par sa beauté et sa verte jeunesse; Nisus, par son tendre amour pour l’adolescent. Derrière eux, le royal Diorès de l’auguste race de Priam, puis Salius ainsi que Patron, l’un Acarnanien, l’autre du sang Arcadien d’une famille de Tégée; puis deux jeunes Siciliens, Hélymus et Panopès, qui connaissaient bien les forêts, compagnons du vieil Aceste, et beaucoup d’autres encore que l’oubli a recouverts de son ombre. Énée les réunit autour de lui et leur dit: «Écoutez mes paroles et prêtez-moi une joyeuse attention: nul d’entre vous ne s’en ira sans un présent de ma main. À chacun je donnerai deux javelots de Gnosse au fer lisse et brillant et une hache à deux tranchants et à la monture d’argent ciselé. Tous auront cette commune récompense. Les trois premiers recevront d’autres prix et couronneront leur tête du blond feuillage de l’olivier. Le vainqueur aura donc un cheval richement harnaché; le second, un carquois d’Amazone, rempli de flèches thraces, avec le large baudrier d’or qui l’entoure et que fixe par-dessous une agrafe de gemme polie; le troisième se contentera de ce casque venu d’Argos.» Dès qu’il a parlé, ils prennent leur place et soudain, le signal donné, ils quittent la barrière, dévorent l’espace, se répandent comme un nuage, tous, les yeux fixés sur le but. Nisus, le premier, se détache du groupe, et, loin devant tous ces coureurs nus, étincelle, plus rapide que les vents et que l’aile de la foudre. Le plus proche de lui, mais à un long intervalle, Salius le suit, puis à quelque distance vient Euryale, le troisième. Hélymus suit Euryale; et derrière voici Diorès qui court sur les talons d’Hélymus et se penche sur son épaule. S’il leur restait plus d’espace à franchir, il le dépasserait d’un bond ou laisserait la victoire incertaine. Déjà presque à l’extrémité de la piste, épuisés, ils arrivaient au but lorsque Nisus glisse et tombe, le malheureux, là où le sang de taureaux égorgés avait trempé le sol et l’herbe verte. Le jeune homme, déjà vainqueur et triomphant, ne put affermir sur le sol ses pas qui chancelaient; et, la tête en avant, il s’abat dans la fange impure et le sang des sacrifices. Mais il n’oublie pas Euryale, il n’oublie pas ses amours. Il s’est redressé au milieu de ces flaques glissantes et s’est mis en travers de Salius. Salius tourna sur lui-même et fut par terre dans le sable gluant. Euryale s’élance, et, vainqueur grâce à son ami, il prend la tête et vole au bruit des applaudissements et des acclamations. Hélymus vient ensuite et la troisième palme appartient à Diorès. Alors Salius remplit de ses clameurs tout l’immense amphithéâtre; il en appelle aux chefs qui occupent les premiers rangs et réclame un honneur qui lui a été arraché par la ruse. Mais Euryale a pour lui la faveur publique, ses larmes qui le rendent plus charmant et sa valeur si puissante sur les cœurs quand elle s’offre dans la beauté du corps. Diorès le seconde et l’appuie de sa forte voix, lui qui n’a fait qu’approcher de la victoire et qui prétendrait vainement au dernier prix si on rendait à Salius l’honneur du premier rang. Alors le divin Énée leur dit: «Vos prix vous demeurent assurés, jeunes gens; et personne ne changera l’ordre des récompenses. Mais qu’il me soit permis de compatir à la disgrâce d’un ami qui ne l’avait pas méritée.» Sur ces mots il donne à Salius la dépouille monstrueuse d’un lion Gétule, chargée d’une lourde crinière et de griffes d’or. Mais Nisus s’écrie: «Si telles sont les récompenses des vaincus, si tu as pitié de ceux qui sont tombés, quels présents dignes de lui réserves-tu à Nisus dont la valeur eût mérité la première couronne, n’eût été le mauvais tour que la fortune m’a joué, comme à Salius?» Et il montrait en parlant sa figure et ses membres souillés de boue grasse. Le paternel Énée lui sourit: il envoie chercher un bouclier, chef-d’œuvre de Didymaon, détaché par les Grecs des portes sacrées de Neptune et il fait ce présent magnifique au noble jeune homme.

La course finie, les prix distribués: «Maintenant, dit-il, si quelqu’un se sent dans la poitrine du courage et du cœur, qu’il avance et qu’il lève au bout de ses bras des mains bandées de cuir!» Et il propose deux prix pour le combat du ceste: un jeune taureau au front voilé de bandelettes d’or récompensera le vainqueur; une épée et un casque remarquable consoleront le vaincu. Point de retard. Darès se montre aussitôt dans tout l’étalage de sa force: il se lève au milieu d’un murmure d’admiration. C’était le seul qui eût l’habitude de se mesurer à Paris; c’était encore lui qui, près du tombeau où repose le grand Hector, renversa Butés jusque-là victorieux, le gigantesque Butés si fier de descendre de la maison royale du Bébryce Amycus, et retendit mourant sur la fauve arène. C’est ce Darès qui le premier dresse pour le combat sa tête altière. Il expose ses larges épaules, déploie et lance ses bras l’un après l’autre et frappe l’air de ses coups. On lui cherche un adversaire; mais personne de l’immense assemblée n’ose affronter l’homme ni s’armer les mains du ceste. Alors plein d’allégresse, convaincu que tous renoncent à lui disputer le prix, il s’est arrêté aux pieds d’Énée, et, sans plus attendre, il saisit de la main gauche la corne du taureau: «Fils d’une déesse, dit-il, si personne n’ose engager la bataille, qu’ai-je à me tenir là plus longtemps? Jusques à quand sied-il que j’attende? Donne l’ordre que j’emmène mon présent.» Un murmure d’approbation s’élevait et tous les Dardaniens demandaient qu’on lui remît la récompense promise.

Alors Aceste gourmande rudement Entelle qui se trouvait par hasard assis tout près de lui sur un lit de gazon verdoyant: «Entelle, n’est-ce donc pour rien que tu as été naguère le plus courageux des héros et peux-tu souffrir qu’on enlève sans combat d’aussi belles récompenses? Qu’avons-nous fait de notre dieu, de cet Éryx que tu proclames vainement ton maître? Où sont cette renommée répandue par toute la Sicile et ces trophées qui pendent sous ton toit?» – «Non, répond Entelle, la crainte n’a point chassé de mon cœur l’amour de l’éloge et le souci de la gloire. Mais la pesante vieillesse engourdit et refroidit mon sang et les forces épuisées se glacent dans mes membres. Ah, si j’avais aujourd’hui ma jeunesse d’autrefois, cette jeunesse qui exalte la confiance de cet insolent, certes ce n’eût pas été le prix ni le beau taureau qui m’eût fait descendre dans l’arène: je ne me souci pas des récompenses.» Il dit et jette ensuite au milieu du cirque deux cestes d’un poids monstrueux dont le vaillant Éryx, lorsqu’il s’armait pour la lutte, avait accoutumé d’attacher autour de ses bras les dures lanières de cuir. La foule est frappée de stupeur devant l’énormité de ces lanières formées de sept cuirs, toutes cousues et hérissées de fer et de plomb. La stupeur de Darès passe encore celle des autres: il repousse violemment ces gantelets. Le magnanime fils d’Anchise en tourne et retourne la masse et en déroule les liens immenses. Alors le vieil athlète reprit: «Que serait-ce donc si vous aviez vu le ceste dont s’armait Hercule lui-même et la funeste bataille qu’il livra sur ce rivage? Ton frère Éryx portait jadis ces armes: regarde, elles sont encore souillées de sang et d’éclats de cervelle. Ce fut avec elles qu’il tint contre le grand Alcide; c’est avec elles que j’avais coutume de combattre quand un sang meilleur me donnait des forces et que l’envieuse vieillesse n’avait pas encore parsemé mes tempes de cheveux blancs. Mais si le Troyen Darès refuse ces armes, les nôtres, si telle est la volonté du pieux Énée, si Aceste qui m’invite au combat l’approuve, égalisons les chances. Je te fais grâce des cestes d’Éryx; cesse de craindre; et toi, dépouille-toi de tes cestes troyens.» À ces mots il a rejeté de ses épaules son manteau à la double épaisseur; il découvre ses vastes membres, ses bras, sa puissante ossature et s’arrête, immense, au milieu de l’arène. Alors le divin fils d’Anchise a pris deux cestes égaux et les a passés aux mains des deux rivaux également armés.