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Énée le visage affligé, les yeux vers la terre, sort de l’antre et s’éloigne, agitant dans son cœur ces événements mystérieux. Le fidèle Achate l’accompagne et marche près de lui avec les mêmes soucis. Tous deux s’entretiennent longuement de ce qu’ils ont entendu et se demandent quel est ce compagnon inanimé, ce cadavre à ensevelir dont parlait la prêtresse. Et voici qu’en arrivant, ils aperçoivent à sec, sur le rivage, Misène frappé d’une mort qu’il ne méritait pas, Misène, fils d’Éole, sans égal pour appeler les guerriers aux sons de la trompette et pour enflammer de ses accents l’ardeur de Mars. Il avait été le compagnon du grand Hector: aux côtés d’Hector il affrontait les batailles, fameux par son clairon et par sa lance. Lorsque Achille vainqueur eut arraché la vie au héros, ce grand cœur était venu s’ajouter aux compagnons du Dardanien Énée, ne voulant pas déchoir. Mais justement alors, comme il frappait les eaux des sons retentissants de sa conque, l’insensé, et que par ses sonneries il défiait les dieux, Triton jaloux, – si toutefois on peut le croire, -l’avait saisie à l’improviste et abîmé au milieu des rocs sous les flots écumants. Ils étaient donc tous autour de lui se lamentant et poussant des cris, et surtout le pieux Énée. Point de retard: ils se hâtent en pleurant d’accomplir les ordres de la Sibylle et s’empressent à l’envi d’élever un bûcher funéraire en forme d’autel et de le dresser vers le ciel. On va dans la vieille forêt, dans ces profonds repaires des bêtes sauvages; les pins tombent; l’yeuse résonne sous les coups des haches; les coins fendent et font éclater les troncs des frênes et des rouvres; des ornes immenses roulent sur la pente des monts.

Le premier au travail, Énée encourage ses compagnons et prend la hache comme eux. Mais en lui-même, dans son cœur triste, il songe, à la vue de la vaste forêt, et il exprime ce vœu: «Oh si maintenant l’arbre au rameau d’or se montrait à nous dans ces grands bois, car tout ce qu’a dit la Sibylle à ton sujet, Misène, n’était que trop vrai, hélas!» Il avait à peine prononcé ces mots que soudain deux colombes, sous ses yeux même, descendirent du ciel en volant et se posèrent sur le gazon. Alors le magnanime héros reconnaît les oiseaux de sa mère et joyeux leur adresse cette prière: «Oh, soyez mes guides, et, s’il y a quelque chemin, que votre vol dirige mes pas vers le bouquet d’arbres où le précieux rameau ombrage la terre féconde. Et toi, ma mère divine, ne m’abandonne pas dans mon incertitude.» Ayant ainsi parlé il s’arrêta, observant les signes que lui donnent et la direction que prennent les colombes. Elles volent devant lui picorant dans l’herbe et s’avancent jusqu’où le regard peut les suivre. Puis, arrivées aux gorges empestées de l’Averne, elles s’élèvent d’un coup d’aile et, glissant dans l’air limpide, elles se posent toutes deux à l’endroit rêvé, dans l’arbre où le reflet de l’or éclate et tranche sur le feuillage. Comme sous les brumes de l’hiver, au fond des bois, le gui, étranger aux arbres qui le portent, renaît avec ses nouvelles feuilles et entoure leurs troncs arrondis de ses fruits couleur de safran, la frondaison d’or apparaissait dans l’yeuse touffue, et ses feuilles brillantes crépitaient au vent léger. Aussitôt Énée attire à lui et arrache avidement le rameau trop lent à venir, et le porte sous le toit de la Sibylle.

Cependant, rassemblés sur le rivage, les Troyens pleuraient Misène et rendaient les suprêmes honneurs à sa cendre insensible. Ils ont d’abord élevé un énorme bûcher de bois résineux et de chêne coupé; ils en tapissent les côtés d’un feuillage sombre; devant, ils dressent des cyprès funèbres, et ils en décorent le faîte d’armes étincelantes. Les uns font chauffer de l’eau dans des vases d’airain qui bouillonnent sur la flamme; ils lavent le corps glacé et le baignent de parfums. On gémit. Puis le lit funéraire reçoit le cadavre sur lequel on a pleuré, et l’on jette dessus ses vêtements de pourpre, son costume familier. D’autres soulèvent l’énorme civière, triste devoir, et, détournant la tête, tiennent leur torche inclinée, selon le rite des aïeux. Tout ce qu’on entasse sur le bûcher est brûlé, les offrandes d’encens, les chairs des victimes, les cratères dont l’huile a été répandue. Quand les cendres se sont affaissées et les flammes éteintes, on a lavé les restes du cadavre dans le vin, dont s’imprègne cette chaude poussière, et Corynée a enfermé dans une urne d’airain les os recueillis. Et trois fois le même Corynée a fait le tour de ses compagnons en les aspergeant d’eau lustrale avec une branche légère de romarin et un rameau d’olivier fertile; il les a purifiés et a prononcé les dernières paroles. Mais le pieux Énée élève à son compagnon un énorme tombeau, où l’on pose ses armes, sa rame et sa trompette, au pied d’un mont aérien qui porte encore en son honneur le nom de Misène et qui le gardera éternellement.

Cela fait, il se hâta d’exécuter les recommandations de la Sibylle. Il y avait une caverne profonde qui s’ouvrait monstrueuse dans le rocher comme un vaste gouffre, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois. Aucun oiseau ne pouvait impunément traverser l’air au-dessus de cette sombre gorge, tant les émanations qui s’en dégageaient montaient vers la voûte du ciel. [Aussi les Grecs ont-ils nommé ce lieu Aornos]. La prêtresse y fait d’abord amener quatre jeunes taureaux au dos noir et verse sur leur front des libations de vin; puis, entre leurs cornes, elle coupe le bout des poils et jette dans le feu sacré cette première offrande en appelant à haute voix Hécate qui règne au ciel et sur l’Érèbe. D’autres plongent le couteau dans le cou baissé des victimes et recueillent dans des patères le sang tiède. Énée frappe lui-même de son épée une brebis à la toison noire pour la mère des Euménides et sa puissante sœur, et pour toi, Proserpine, une vache stérile. Puis, dans l’ombre de la nuit, il dresse des autels au roi du Styx et livre à la flamme la chair entière des taureaux répandant une huile grasse sur les entrailles ardentes. Et voici qu’à la première apparition du soleil levant, la terre commença de mugir sous ses pieds, les cimes des forêts s’agitèrent, et l’ombre se remplit du hurlement des chiennes aux approches de la déesse: «Loin d’ici! Loin d’ici, profanes! crie la Sibylle; retirez-vous de tout le bois sacré. Et toi, en avant, l’épée hors du fourreau: c’est le moment, Énée, d’avoir du courage et un cœur ferme.» Sans en dire plus, d’un geste inspiré, elle s’est élancée dans la caverne béante; et lui, sans peur, règle son pas sur le pas résolu de son guide.

Dieux qui possédez l’empire des âmes, Ombres silencieuses, Chaos, Phlégéton [lieux qui vous étendez dans la nuit muette], que vos lois me permettent de redire ce que j’ai entendu, et que votre volonté m’accorde de dévoiler les choses ensevelies dans les profondeurs sombres de la terre.

Ils allaient comme des ombres par la nuit déserte à travers l’obscurité et les vastes demeures de Pluton et son royaume de simulacres, ainsi que, sous la lune incertaine et sa clarté douteuse, des voyageurs dans la forêt quand Jupiter a couvert le ciel d’ombre et que la noirceur de la nuit a tout décoloré. Devant le vestibule même, à l’entrée des gorges étroites de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit; les pâles Maladies y habitent et la triste Vieillesse et la Peur et la Faim mauvaise conseillère et la hideuse Pauvreté, apparitions terribles, et la Mort et la Souffrance et le Sommeil frère de la Mort, et les Joies coupables de l’âme, et, sur le seuil, en face, la Guerre tueuse d’hommes et les couches de fer des Euménides et la Discorde en délire avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes.

Au milieu du vestibule un orme touffu, immense, étend ses rameaux et ses bras séculaires: les vains Songes, dit-on, y nichent un peu partout, attachés à toutes les feuilles. Là se pressent des fantômes monstrueux et divers animaux sauvages: les Centaures parqués devant les portes, les Scylla à la double forme, Briarée aux cent bras, la bête féroce de Lerne qui siffle horriblement, la Chimère armée de flammes, les Gorgones, les Harpyes, l’Ombre au triple corps. Agité d’une soudaine épouvante, Énée saisit son épée et en tourne la pointe acérée contre toute cette engeance menaçante. Si sa compagne, qui sait, ne l’eût averti qu’il ne voyait voltiger que des âmes légères, sans corps, sous la vide apparence de fantômes, il se fût rué sur elles et il eût vainement de son épée pourfendu des ombres.

De là, part la route qui conduit, dans le Tartare, aux flots de l’Achéron. Ce sont des tourbillons de boue, un gouffre, un vaste abîme qui bouillonne et vomit tout son limon dans le Cocyte. Un horrible passeur garde ces eaux et ce fleuve, d’une saleté hideuse, Charon. Une longue barbe blanche inculte lui tombe du menton; ses yeux sont des flammes immobiles; un sordide morceau d’étoffe attaché par un nœud pend à son épaule. Seul, il pousse la gaffe et manœuvre les voiles de la barque, couleur de fer où il transporte des ombres de corps, très vieux déjà, mais de la solide et verte vieillesse d’un dieu. Toute une foule répandue se précipitait vers la rive: des mères, des époux, des héros magnanimes qui ont accompli leur vie, des enfants, des vierges, des jeunes gens qui furent placés sur le bûcher funèbre devant les yeux de leurs parents. Les premiers froids de l’automne ne font pas glisser et tomber en plus grand nombre les feuilles des bois; les oiseaux qui viennent du large ne s’attroupent pas plus nombreux à l’intérieur des terres quand la saison glaciale les met en fuite à travers l’océan et les envoie à tire-d’aile aux pays du soleil. Tous debout suppliaient qu’on les fît passer les premiers et tendaient leurs mains dans leur grand désir de l’autre rive. Mais le dur nocher prend ceux-ci, puis ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il écarte.