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Énée, naturellement étonné et troublé par cette foule en désordre, se tourne vers la Sibylle: «Ô vierge, dis-moi ce que signifie une telle course au fleuve? Que demandent ces âmes? Et pourquoi cette différence entre elles, les unes éloignées de la rive, les autres emportées par des rames qui balaient des flots livides?» La prêtresse, chargée d’années, lui répondit brièvement: «Fils d’Anchise, toi qui es vraiment de la race des dieux, tu vois les eaux stagnantes et profondes du Cocyte et le marécage du Styx dont les dieux craignent d’invoquer la puissance divine dans un faux serment. Toute cette foule que tu aperçois a été dénuée d’assistance et privée de sépulture. Ce passeur est Charon. Ceux que les eaux emportent ont été ensevelis. Il ne lui est pas permis de faire traverser aux morts ces rives d’horreur et ces flots rauques avant que leurs ossements aient reposé dans un tombeau. Durant cent années, ils errent et voltigent sur ces bords. Alors seulement, reçus dans la barque, ils voient enfin les marécages si désirés.» Le fils d’Anchise s’est arrêté et demeure immobile, absorbé par ses pensées, l’âme pitoyable au sort de ces déshérités. Il reconnaît, frustrés des honneurs funèbres, et désolés, Leucaspis et le chef de la flotte Lycienne, Oronte, qui, partis de Troie avec lui sur les mers orageuses, furent assaillis par l’Auster et engloutis, eux, leur navire et leur équipage.

Et voici que s’avançait vers lui le pilote Palinure qui, tout récemment, dans la traversée de Libye en Italie, pendant qu’il observait les astres, était tombé de sa poupe, jeté au sein des flots. À peine eut-il reconnu dans l’ombre épaisse ce fantôme triste, qu’il lui parla le premier: «Quel dieu, Palinure, t’a enlevé à nous et t’a plongé sous la mer? Dis-le-moi. Apollon, dont je n’avais jamais encore trouvé un oracle trompeur, m’a une seule fois abusé quand il me répondit et m’annonça que tu n’avais rien à craindre de la mer, et que tu aborderais vivant au rivage d’Ausonie. Est-ce ainsi qu’il tient ses promesses?» Palinure répondit: «Le trépied de Phébus ne t’a pas trompé, fils d’Anchise, notre chef. Je ne suis point mort englouti par un dieu, car ce gouvernail dont tu m’avais donné la garde, auquel je me cramponnais et qui dirigeait notre marche, a été d’aventure violemment arraché; et, précipité dans les flots, je l’entraînai avec moi. J’en jure par les mers irritées: je n’ai pas tremblé pour moi autant que pour ton navire qui, dépouillé de sa barre et privé de son pilote, pourrait succomber sous l’assaut des grandes lames. Durant trois nuits de tempête, le Notus, qui fouettait impétueusement les eaux, me roula sur l’immense étendue. Le quatrième jour naissait à peine que du haut d’une vague, soulevé dans l’air, j’aperçus l’Italie. À force de nager j’approchai de la terre; je tenais déjà un endroit sûr, si, au moment où, sous le poids de mes vêtements trempés, je saisissais de mes mains crispées les âpres saillies d’un roc, des barbares armés ne m’avaient attaqué et dans leur ignorance n’avaient escompté de riches dépouilles. Maintenant j’appartiens au flot, et les vents me tournent et me retournent sur le rivage. Aussi, je t’en supplie par la douce lumière du ciel, par l’air que tu respires, par ton père, par l’espoir d’Iule qui grandit, ô héros invincible, tire-moi de cette misère: jette de la terre sur mon cadavre, tu le peux, tu n’as qu’à chercher le port de Vélia. Ou, s’il y a quelque moyen, si ta mère divine t’en indique un, – car ce n’est pas, je pense, sans la volonté des dieux que tu te prépares à traverser un fleuve pareil et le marais Stygien, – tends la main à ton malheureux compagnon et emporte-moi sur ta barque au delà de ces ondes, pour qu’au moins je puisse trouver dans la mort un asile où reposer.»

Il avait à peine parlé que la prophétesse s’écria: «D’où te vient, Palinure, un désir aussi insensé? Toi qui n’as pas reçu de sépulture, tu verrais les eaux du Styx et le sombre fleuve des Euménides et, sans un ordre des dieux, tu aborderais à la rive opposée? Cesse d’espérer que tes prières puissent fléchir les arrêts immuables des dieux. Mais garde dans ta mémoire ces paroles qui consoleront ton dur malheur: des prodiges célestes par toutes les villes forceront les peuples voisins de purifier tes os, de t’élever un tombeau et de rendre à ce tombeau des honneurs solennels; et l’endroit portera éternellement le nom de Palinure.» Ces paroles pour un temps dissipent son chagrin et chassent le tourment de son triste cœur: il se réjouit qu’une terre porte son nom.

Ils poursuivent donc leur route et s’approchent du fleuve. Aussitôt que, des eaux Stygiennes, le passeur les aperçut qui traversaient le bois silencieux et tournaient leurs pas vers la rive, sans attendre qu’ils aient ouvert la bouche, il les interpelle en grondant: «Qui que tu sois qui sous tes armes te diriges vers notre fleuve, arrête et, de la place où tu es, dis-moi ce qui t’amène. C’est ici le séjour des Ombres, du Sommeil et de la Nuit endormeuse. Il m’est défendu de transporter dans ma barque des corps vivants. D’ailleurs mal m’en a pris d’avoir accepté sur ces eaux, lorsqu’ils vinrent ici, Alcide, Thésée, Pirithous, tout fils de dieux qu’ils étaient et guerriers invincibles. L’un de sa main enchaîna le gardien du Tartare qu’il avait arraché tout tremblant du trône même de Pluton; les autres essayèrent d’enlever la reine des Enfers de la couche du roi.» La prêtresse du dieu d’Amphryse lui répondit brièvement: «Nous ne méditons pas de semblables perfidies; cesse de t’émouvoir. Ces armes n’apportent pas la guerre. Nous laisserons l’énorme chien de garde dans son antre épouvanter de son éternel aboiement les ombres exsangues, et la chaste Proserpine pourra dormir tranquille dans le palais de son oncle. Le Troyen Énée, remarquable par sa piété et par ses armes, descend dans la nuit profonde de l’Érèbe pour y voir son père. Si l’idée d’une telle piété filiale ne te touche pas, reconnais du moins ce rameau.» Et elle lui montre le rameau qu’elle cachait sous ses voiles. Alors le cœur gonflé de colère du passeur s’apaisa. La Sibylle n’ajoute rien: il s’incline devant le présent vénéré, la branche fatale qu’il n’a pas vue depuis si longtemps, et, tournant sa sombre poupe, il l’approche du rivage. Il chasse les autres âmes assises le long des bancs, vide le tillac et reçoit dans sa coque le puissant Énée. La barque faite de pièces rapportées a gémi sous ce poids et par ses crevasses se remplit de l’eau marécageuse. Enfin on passe, et il dépose sans accident l’homme et la prophétesse sur un informe limon, dans des algues glauques.

Là, l’énorme Cerbère de ses trois gueules aboyantes fait retentir le royaume des morts, monstre couché dans un antre en face du débarcadère. La Sibylle, voyant déjà les couleuvres se dresser sur son cou, lui jette un mélange assoupissant de graines préparées et de miel. L’animal, affamé et vorace, la triple gueule béante, avale ce qu’on lui jette et détend son dos monstrueux, étalé par terre de tout son long sous l’antre qu’il remplit. Énée se hâte de franchir le seuil dont le gardien est enseveli dans le sommeil et d’un pas rapide s’éloigne des bords du fleuve qu’on ne passe point deux fois.

Tout d’abord il entend des voix et un immense vagissement, les âmes des enfants qui pleurent, de ces petits êtres qui ne connurent pas la douceur de vivre, et qu’un jour de malheur arracha, au seuil même de l’existence, du sein de leur mère pour les plonger dans la nuit précoce du tombeau. Près d’eux, les innocents dont une fausse accusation entraîna la mort. Ces places n’ont point été assignées sans juge ni tribunal tiré au sort. Minos préside et agite son urne; il convoque le conseil des Silencieux, s’enquiert de la vie et des fautes. Tout à côté, se tiennent, accablés de tristesse, ceux qui, n’étant souillés d’aucun crime, se sont de leur propre main donné la mort et, en haine de la lumière, ont rejeté la vie. Comme ils voudraient aujourd’hui remonter à l’air pur et supporter la pauvreté et les durs labeurs! Le destin s’y oppose et l’odieux marais. [Son flot lugubre les enchaîne et les replis du Styx les enferment neuf fois.]

Non loin de là s’étendent de tous côtés les champs des Pleurs: c’est ainsi qu’on les nomme. Ceux dont le dur amour a rongé le cœur de son poison impitoyable y trouvent à l’écart des sentiers cachés et l’ombre des forêts de myrtes: le mal d’aimer les accompagne jusque dans la mort. Énée y aperçoit Phèdre et Procris, Ériphyle désolée et saignante des blessures de son cruel fils, Évadné, Pasiphaé et près d’elles Laodamie et cette femme, Cénée, qui fut jadis jeune homme, et que les destins ont rendue à sa forme d’antan. Et parmi ces âmes, la Phénicienne Didon, sa blessure encore fraîche, errait dans les grands bois. Dès que le héros Troyen fut près d’elle et la reconnut dans l’obscurité, ombre pâle, comme aux premiers jours du mois on voit ou l’on croit voir se lever la lune à travers les nues, il se prit à pleurer et lui dit d’une douce voix d’amour: «Malheureuse Didon, on ne m’avait donc pas trompé; tu n’étais plus et, le fer à la main, tu avais été jusqu’au bout de ton désespoir. Hélas, ai-je donc été la cause de ta mort? J’en jure par les astres, par les dieux d’En Haut, par tout ce qu’il y a de sacré dans ces profondeurs de la terre, reine, c’est malgré moi que je me suis éloigné de tes rivages. Les ordres de ces dieux, qui me forcent aujourd’hui d’aller à travers ces ombres et les hideux taillis et la nuit épaisse, m’y ont impérieusement poussé. Et je ne pouvais pas penser que tu ressentirais une si grande douleur de mon départ… Arrête; ne te dérobe pas à mes yeux. Est-ce bien moi que tu fuis? C’est la dernière fois que les destins me permettent de te parler.» Ainsi Énée essayait d’adoucir cette âme de colère aux farouches regards et de lui tirer des larmes. Mais elle, détournant la tête, attachait ses yeux sur le sol; et ces paroles n’émeuvent pas plus son visage que si elle était un rocher ou un marbre de Paros. Enfin, d’un geste brusque, elle s’enfuit hostile sous la forêt ombreuse où son premier mari Sychée répond à son amour et partage sa tendresse. Et cependant Énée, frappé d’une si grande infortune, la suit longuement de ses yeux en pleurs et la voit qui s’éloigne, plein de pitié.