«Tout près de lui, c’est Procas, honneur de la nation Troyenne, et Capys et Numitor et celui qui fera revivre ton nom, Sylvius Æneas, et qu’illustreront également sa piété et ses armes, s’il peut jamais obtenir la royauté d’Albe. Quels jeunes hommes! Regarde. Quelles forces ils déploient, et comme leurs tempes sont ombragées du chêne civique! Tu vois en eux des fondateurs de villes, les uns de Nomentum, de Gabies, de Fidène; les autres élèveront sur les montagnes la citadelle de Collatie, la cité des Pométiens, Castrum Inui, Bola, Cora. Tels seront les noms de ces terres aujourd’hui sans nom.
«Mais voici celui qui assistera son aïeul, Romulus, le fils de Mars, qu’enfantera sa mère Ilia du sang d’Assaracus. Vois-tu les deux aigrettes qui se dressent sur son front, et comme son père, en lui donnant son propre insigne, le range déjà au nombre des dieux? C’est sous ses auspices, mon enfant, que cette illustre Rome égalera son empire à l’univers, sa grande âme à l’Olympe et d’un seul rempart enfermera sept collines. Ô ville féconde en héros! Ainsi la Mère du mont Bérécynte, couronnée de tours, est traînée dans un char à travers les cités Phrygiennes, heureuse d’avoir porté des dieux et d’embrasser cent petits-fils, tous habitants de l’Olympe, tous seigneurs des hauteurs du ciel.
«Maintenant tourne les yeux: regarde cette nation, tes Romains. Voici César et toute la postérité d’Iule qui doit venir à la lumière sous l’immense voûte des cieux. Le voici, c’est lui, cet homme qui, tu le sais, t’a été si souvent promis, César Auguste, fils d’un dieu: il fera renaître l’âge d’or dans les champs du Latium où jadis régna Saturne, il reculera les limites de son empire plus loin que le pays des Garamantes et des Indiens, jusqu’à ces contrées qui s’étendent au delà des signes du Zodiaque, au delà des routes de l’année et du soleil, là où Atlas, qui porte le ciel, fait tourner sur son épaule la voûte parsemée d’étoiles étincelantes. Et déjà, au bruit de sa venue, les réponses des dieux jettent une horreur sacrée dans les royaumes de la Caspienne et sur les bords du Palus Méotide; et les sept embouchures du Nil s’agitent confusément et s’épouvantent. Ni Alcide n’a parcouru autant de pays, bien qu’il ait percé la biche aux pieds d’airain, pacifié la forêt d’Érymanthe et fait trembler de son arc les marécages de Lerne; ni Bacchus vainqueur qui, des hauts sommets de Nysa, conduit son attelage de tigres et les rend dociles à ses rênes de pampre. Et nous hésiterions encore à déployer notre valeur! La crainte nous empêcherait de nous fixer sur la terre d’Ausonie!
«Plus loin, quel est cet homme que distingue une couronne d’olivier et qui porte des objets sacrés? Je reconnais la chevelure et la barbe blanches du roi Romain qui donnera à la ville naissante les fondements de la loi et à qui sa petite cité de Cures et sa terre pauvre commettront une puissante royauté. Celui qui viendra après lui, Tullius, rompra les jours calmes de sa patrie et appellera aux armes les hommes endormis dans la paix et leurs troupes désaccoutumées des triomphes. Ancus le suit de près, avec jactance, et déjà, ici même, trop sensible à la faveur populaire. Veux-tu voir les Tarquins, et l’âme fière du vengeur Brutus et les faisceaux reconquis? Le premier, il recevra le pouvoir consulaire et les terribles haches, et, comme ses fils voudront rallumer les guerres, il les sacrifiera à la belle liberté. Malheureux, de quelque louange que les siècles futurs exaltent cet acte: l’amour de la patrie triomphera dans son cœur et aussi une immense passion pour la gloire.
Mais plus loin, regarde les Décius, les Drusus, Torquatus et sa hache ensanglantée, et Camille qui revient avec les enseignes reconquises. Ces deux âmes que tu vois resplendir sous une armure toute pareille, marchent d’accord aujourd’hui et tant que la nuit pèse sur elles: hélas, quels combats elles se livreront, si elles atteignent à la lumière de la vie; que d’armées rangées en bataille, que de massacres: le beau-père descendant du rempart des Alpes et de la forteresse de Monœcus; le gendre appuyé sur l’Orient qu’il lui oppose! Ô mon fils, n’habituez pas vos cœurs à ces abominables guerres; ne tournez pas vos forces vives contre les entrailles de la patrie! Et toi, donne l’exemple de la modération, toi qui tires ton origine de l’Olympe; rejette loin de toi ces armes, ô mon sang!… Celui-ci, vainqueur de Corinthe, montera au Capitole dans le char du triomphe, glorieux à jamais du massacre des Achéens. Celui-là jettera par terre Argos et la Mycène d’Agamemnon et même un Éacide, descendant d’Achille puissant par les armes, ayant ainsi vengé les ancêtres Troyens et le temple profané de Minerve. Qui te passerait sous silence, ô grand Caton, et toi, Cossus? Qui oublierait la famille des Gracques et les deux Scipions, ces deux foudres de guerre, ruine de la Libye, et Fabricius si puissant et, pourtant si pauvre, et toi, Serranus, semeur de tes sillons? Fatigué, où m’entraînez-vous, ô race des Fabius? Te voici, tu es ce Maximus qui, seul, par ta sagesse de temporiser, remettras nos affaires debout.
«D’autres, je le crois, seront plus habiles à donner à l’airain le souffle de la vie et à faire sortir du marbre des figures vivantes; d’autres plaideront mieux et sauront mieux mesurer au compas le mouvement des cieux et le cours des astres. À toi, Romain, qu’il te souvienne d’imposer aux peuples ton empire. Tes arts à toi sont d’édicter les lois de la paix entre les nations, d’épargner les vaincus, de dompter les superbes.»
Ainsi parlait à ses deux compagnons émerveillés le vénérable Anchise, et il ajoute: «Vois comme Marcellus s’avance, fier de ses dépouilles opimes, et comme ce vainqueur dépasse tous les hommes de la tête! Dans la perturbation d’une grande guerre, il arrêtera sur sa pente ruineuse la puissance romaine, et, cavalier, couchera dans la poussière les Carthaginois et le Gaulois révolté; et, lui troisième, il suspendra au temple du divin Quirinus l’armure d’un chef ennemi.»
Et voici qu’Énée l’interrompt, car il voyait venir en même temps un jeune homme d’une grande beauté sous des armes resplendissantes; mais la joie n’était guère sur son front, et il marchait les yeux baissés: «Ô mon père, quel est ce jeune homme qui accompagne ainsi les pas du héros? Est-ce son fils? Est-ce un rejeton de sa noble souche? Quelle rumeur d’acclamations chez ceux qui lui font cortège! Quelle majesté! Mais l’ombre triste d’une affreuse nuit vole autour de sa tête.» Le vénérable Anchise lui répondit en versant des larmes: «Ô mon enfant, ne cherche pas à connaître le deuil immense des tiens. Ce jeune homme, les destins le montreront seulement à la terre et n’accorderont rien de plus. Dieux, la nation romaine vous eût paru trop puissante, si ce présent eût été durable! Quels gémissements du Champ de Mars iront frapper tous les échos de la grande ville de Mars! Quelles funérailles tu verras, fleuve du Tibre, quand tes eaux passeront devant sa tombe récente! Aucun fils de la race Troyenne ne portera plus loin l’espérance de ses aïeux Latins; jamais la terre de Romulus n’aura été aussi fière d’un enfant nourri par elle. Hélas, piété, antique honneur, bras invincible à la guerre, hélas! Personne ne se fût impunément porté contre ce jeune homme en armes, soit qu’il marchât de pied ferme à l’ennemi ou qu’il labourât de ses éperons les flancs d’un cheval écumeux. Hélas, enfant, cause de tant de larmes, puisses-tu rompre la rigueur des destins! Tu seras Marcellus. Donnez des lis à pleines mains, que je répande des fleurs éblouissantes, que je prodigue au moins ces offrandes à l’âme de mon petit-fils, et lui rende ces vains hommages.» C’était ainsi qu’ils allaient ça et là, à travers l’Élysée, dans les larges plaines nébuleuses et qu’ils les parcouraient de leur regard. Lorsque Anchise eut promené son fils par toutes ces merveilles et eut ranimé dans son cœur l’amour de sa gloire future, il lui parla des guerres qu’il aurait bientôt à soutenir, le renseigna sur le peuple des Laurentes, sur la ville de Latinus et sur les moyens d’éviter ou de supporter les épreuves.
Il y a deux portes du Sommeiclass="underline" l’une est de corne, dit-on, par où les ombres réelles sortent facilement; l’autre, brillante et d’ivoire éclatant; mais par cette porte les Mânes n’envoient vers le monde d’en haut que des fantômes illusoires. Anchise, tout en parlant ainsi, reconduit Énée et la Sibylle et les fait sortir par la porte d’ivoire. Le héros coupe au plus court vers sa flotte et retourne près de ses compagnons. Puis, sans s’éloigner des côtes, il gagne le port de Gaieté. Les proues jettent leurs ancres, et les poupes se dressent le long du rivage.
LIVRE VII
Toi aussi, nourrice d’Énée, tu as donné par ta mort un éternel renom à nos rivages, ô Gaieté; maintenant l’honneur qu’on te rend garde ta sépulture, et, si c’est une gloire, tes ossements immortalisent ton nom dans la grande Hespérie.
Cependant le pieux Énée avait, selon les rites, achevé les funérailles et fait élever le tertre du tombeau; et comme les eaux profondes sont apaisées, il met à la voile et quitte le port. Les vents soufflent avec la nuit; la lune sereine ne refuse pas d’éclairer le voyage, et sa tremblante lumière met de la splendeur sur les flots. Les Troyens longent de très près les rivages de la terre circéenne où l’opulente fille du Soleil fait résonner de son chant assidu des bois inaccessibles. Sous son toit superbe elle éclaire ses nuits à la flamme du cèdre odorant, pendant que sa sonore navette court dans sa toile légère. On entendait, venant de là, les frémissements et la rage des lions qui secouaient leurs chaînes et rugissaient fort avant dans le soir. Des sangliers et des ours s’agitaient furieusement dans leurs cages; et des formes de grands loups hurlaient. Tous avaient eu une face humaine, mais Circé, la cruelle déesse aux herbes puissantes, leur avait donné des figures et des croupes de bêtes sauvages. De peur que les pieux Troyens n’eussent à souffrir ces monstrueuses sorcelleries, s’ils étaient entraînés vers le port, et pour les écarter de ces sinistres rivages, Neptune remplit leurs voiles d’un vent favorable, accéléra leur fuite et les emporta au delà des remous et des bouillonnements.