Mais voici qu’à la tête d’une troupe nombreuse, Laocoon, furieux, accourt du haut de la citadelle, et de loin: «Malheureux citoyens, s’écrie-t-il, quelle est votre démence? Croyez-vous les ennemis partis? Pensez-vous qu’il puisse y avoir une offrande des Grecs sans quelque traîtrise? Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse? Ou des Achéens se sont enfermés et cachés dans ce bois, ou c’est une machine fabriquée contre nos murs pour observer nos maisons et pour être poussée d’en haut sur notre ville, ou elle recèle quelque autre piège. Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu’il en soit, je crains les Grecs, même dans leurs offrandes aux dieux!» À ces mots, de toute sa force, il a lancé une énorme javeline sur le flanc de l’animal et sur son ventre aux ais bombés. Elle s’y est fixée en vibrant: sous ce coup le ventre a résonné et ses profondes cavités ont rendu un gémissement. Sans les arrêts des dieux, sans notre aveuglement, il nous eût poussés à porter le fer dans ces repaires d’Argiens. Troie serait aujourd’hui debout; et tu te dresserais encore de toute ta hauteur, citadelle de Priam!
«Voici cependant que des pâtres troyens traînent à grands cris vers le roi un jeune homme, les mains liées derrière le dos, un inconnu qui s’était présenté volontairement à eux pour cette machination et pour ouvrir aux Grecs les portes de Troie, sûr de lui et préparé aussi bien à soutenir son rôle de traître qu’à tomber sous une mort certaine. Le désir de le voir fait de tous côtés accourir autour de lui la jeunesse troyenne, et c’est à qui insultera le captif. Écoutez maintenant les embûches des Grecs, et, d’après ce seul homme que j’accuse, apprenez à les connaître tous. Confondu, désarmé, dès qu’il fut là sous nos regards et que ses yeux eurent fait le tour des rassemblements phrygiens: «Hélas! dit-il, quelle est la terre, quels sont les flots qui peuvent me recevoir? Que me reste-t-il enfin dans ma misère, à moi qui n’ai plus nulle part de place chez les Grecs et dont les Dardaniens irrités veulent le supplice et le sang?» Cette plainte a retourné les âmes; l’emportement est tombé. Nous l’encourageons à parler. Quelle est sa race? Que nous apporte-t-il? De quelle révélation peut-il espérer le salut, maintenant qu’il est pris?
«[Son épouvante l’a quitté; il répond]: «Je t’avouerai tout, ô roi, quoi qu’il en puisse advenir; je ne te dissimulerai rien. Et d’abord je suis Grec: je ne le nie pas. Si la Fortune a fait de Sinon un malheureux, elle ne fera pas de lui, dans son acharnement, un menteur et un fourbe. Peut-être le nom d’un homme qui se nommait Palamède, descendant de Bélus, sa gloire et sa renommée sont-ils venus à tes oreilles, ce Palamède coupable seulement d’avoir voulu la paix et que, sur une fausse accusation de trahison, sur des dénonciations abominables, les Grecs envoyèrent à la mort: ils le pleurent aujourd’hui qu’il est privé de la lumière. C’est à lui que mon père, qui était pauvre, me donna comme compagnon, uni d’ailleurs par les liens du sang, lorsqu’il m’envoya combattre ici dès les premières années de la guerre. Tant que son autorité fut intacte et que l’on comptait avec lui dans les assemblées des rois, nous aussi nous eûmes du renom et de l’honneur. Mais depuis que par la haine du perfide Ulysse, – tout ce que je dis est bien connu, – il a quitté la terre, je traînais ma vie déchue dans l’obscurité et le deuil; et je m’indignais en moi-même du malheur de mon ami qui était innocent. Fou que j’étais, je ne sus pas me taire: si l’occasion s’en présentait, si jamais je revenais vainqueur dans Argos ma patrie, je promis que je serais son vengeur; et mes paroles me suscitèrent d’âpres haines. Ce fut le commencement de ma ruine. De ce moment, Ulysse ne cessa de m’épouvanter par de nouvelles accusations; il semait dans la foule des paroles ambiguës; conscient de son crime, il cherchait des armes contre moi. Il n’eut pas de repos que son ministre Calchas… Mais à quoi bon revenir sur ces choses sans intérêt pour vous? C’est inutile. Et pourquoi vous retarder? Si vous mettez tous les Grecs sur le même rang, s’il vous suffit d’entendre ce nom, n’hésitez pas: ordonnez mon supplice. Voilà ce que voudrait l’homme d’Ithaque et ce que les Atrides vous paieraient cher.»
«Mais alors nous brûlons de l’interroger et d’éclaircir les choses, ignorant tous les artifices, toute la scélératesse des Grecs. Il poursuit en tremblant et l’hypocrite nous dit: «Plus d’une fois les Grecs ont eu le désir de préparer leur fuite, d’abandonner Troie, de renoncer à une longue guerre qui les épuisait. Plût aux dieux qu’ils l’eussent fait! Mais au moment où ils se disposaient à partir, l’âpre tempête leur fermait les flots et l’Auster les épouvantait. Surtout, lorsque ce cheval fait de poutres d’érable se dressa, les nuages grondèrent dans tout le ciel. Anxieux, nous envoyons Eurypyle consulter l’oracle de Phébus, et il nous rapporte du sanctuaire ces tristes paroles: «Le sang d’une vierge égorgée apaisa les vents lorsque vous vîntes pour la première fois, ô Grecs, sur les rivages d’Ilion. Vous n’obtiendrez le retour qu’avec du sang: vous devez offrir aux dieux une vie argienne.» Lorsque ces mots arrivèrent aux oreilles de la foule, les cœurs furent consternés et le froid de la terreur courut dans toutes les moelles: à qui les destins réservent-ils ce sort? quel est celui qu’Apollon réclame? Alors l’homme d’Ithaque traîne au milieu de nous le devin Calchas et le somme de nous révéler la volonté des dieux. Déjà beaucoup me prophétisaient le crime atroce du fourbe, et ceux qui se taisaient le voyaient venir. Calchas, durant dix jours, garde le silence; impénétrable, il refuse le mot qui va livrer un homme et le donner à la mort. Enfin, comme à regret, forcé par les cris redoublés de l’homme d’Ithaque et d’accord avec lui, il laisse échapper sa réponse et me voue à l’autel. Tous approuvèrent, et le coup que chacun d’eux redoutait pour soi, ils le virent sans peine se détourner et tomber sur un malheureux. Et déjà le jour abominable était arrivé: on me prépare les objets sacrés, la farine, le sel, les bandelettes autour des tempes. Je l’avoue: je me suis soustrait à la mort; j’ai rompu mes liens. Dans un lac fangeux, pendant la nuit, comme une ombre, je me suis caché au milieu des roseaux en attendant qu’ils missent à la voile, si par hasard ils s’y décidaient. Il ne me reste plus aucune espérance de revoir ma vieille patrie, ni mes doux enfants ni mon père que je désirais tant retrouver: peut-être leur feront-ils payer ma fuite et laveront-ils ma faute dans le sang de ces infortunés. C’est pourquoi, par les dieux d’En Haut, par les Puissances divines qui savent la vérité, par ce qu’il y a encore chez les mortels de justice inviolée, je t’en supplie, aie pitié de si grandes épreuves, aie pitié d’un cœur qui ne les méritait pas!»
«À ces larmes, nous lui donnons la vie; nous lui donnons même de la pitié. Le premier, Priam ordonne de détacher ses mains étroitement enchaînées, et il lui dit amicalement: «Qui que tu sois, de ce moment oublie les Grecs; ils sont perdus pour toi. Tu seras des nôtres; mais réponds-moi la vérité: dans quelle intention ont-ils construit ce cheval énorme et monstrueux? Qui l’a conseillé? Qu’en attendent-ils? Est-ce un vœu? Est-ce une machine de guerre?» À ces mots, le jeune homme, tout armé de ruse et d’artifice grec, leva vers le ciel les paumes de ses mains désenchaînées: «Je vous prends à témoin, dit-il, feux éternels, vous et votre inviolable puissance; je vous prends à témoin, autels et glaives de mort que j’ai fuis, bandelettes des dieux que j’ai portées comme victime, les lois divines m’autorisent à rompre mes engagements sacrés avec les Grecs; elles m’autorisent à haïr ces hommes et à produire au grand jour tout ce qu’ils cachent. Je ne suis tenu par aucune loi de mon pays. Toi seulement, ville de Troie, sois fidèle à tes promesses et, gardée par moi, garde-moi ta parole si je te dis la vérité et si je m’acquitte envers toi grandement. Tout l’espoir des Grecs, toute leur confiance dans leur entreprise guerrière se sont toujours appuyés sur le secours de Pallas. Mais du jour où le fils impie de Tydée et cet inventeur de crimes, Ulysse, ont entrepris d’arracher du temple consacré le fatal Palladium, où, après avoir égorgé les gardiens de la haute citadelle, ils ont saisi la sainte image, où de leurs mains sanglantes ils ont osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, de ce jour l’espérance des Grecs s’en allait, s’effondrait; leurs forces étaient brisées et l’esprit de la déesse se détournait d’eux. Ils ne pouvaient se tromper aux prodiges significatifs que leur donna la Tritonienne. À peine sa statue fut-elle placée dans le camp que de ses yeux grands ouverts et fixes jaillirent des étincelles et des flammes; ses membres se couvrirent d’une acre sueur, et trois fois du sol, chose merveilleuse, elle bondit elle-même avec son bouclier et sa lance frémissante. Aussitôt Calchas vaticine qu’il faut s’embarquer et fuir, que Pergame ne peut être anéanti sous les coups des Argiens s’ils ne retournent à Argos chercher des auspices et s’ils n’en ramènent la faveur divine que, dans leur première traversée, ils avaient apportée avec eux sur leurs navires recourbés. Maintenant ils n’ont, au souffle des vents, regagné Mycènes leur patrie qu’afin d’y préparer des armes et des dieux qui les accompagnent; ils repasseront la mer et vous les reverrez à l’improviste. C’est ainsi que Calchas interprète les présages. Sur son conseil, comme expiation de leur triste sacrilège, pour remplacer le Palladium, pour réparer l’outrage à la divinité, ils ont construit cette effigie. Calchas a voulu qu’ils en fissent une énorme masse et que cette charpente s’élevât jusqu’au ciel, et qu’ainsi elle ne pût entrer par vos portes ni être introduite dans vos murs ni replacer le peuple de Troie sous la protection de son ancien culte. Si vos mains profanaient cette offrande à Minerve, – que les dieux tournent plutôt ce présage contre Calchas lui-même! – alors ce serait une immense ruine pour l’empire de Priam et pour les Phrygiens. Mais si, de vos propres mains, vous la faisiez monter dans votre ville, l’offensive d’une grande guerre conduirait l’Asie jusque sous les murs de Pélops: tels sont les destins qui attendent nos descendants.»