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Les deux petits enfants ont pris position dans le drame éternel. Ils se parlent, et restituent au tutoiement toute son importance reconquise:

– Je voudrais t’aimer plus… je voudrais surtout t’aimer plus fort, mais je ne sais pas comment… Je voudrais te faire mal, mais je ne sais pas comment.

* * *

Ils ne disent plus rien, comme s’il n’y avait plus de paroles pour eux. Ils sont au bord d’eux-mêmes, et l’on voit leurs mains trembler entre eux.

Ils obéissent à cette inspiration de leurs mains; ils vont à tâtons vers le bonheur étrange et tragique, vers la faute heureuse qu’on commet en même temps, vers l’enlacement qui fait que deux êtres recommencent la vie, intimement mêlés, comme un seul être informe.

Je ne les voyais pas distinctement… Il me sembla qu’il porta les mains sur elle, pendant que, les yeux resplendissants, elle attendait. Il me sembla que, dans l’ombre brûlante qui les tenait, il était à demi-dévêtu, et que, des vêtements bouleversés, écartés, sa nudité s’était érigée… Fleur étrange, profonde, qui est la même chose que ses entrailles, que toute sa chair, et que son cœur, et qui est entre eux comme un mystère vivant, comme un miracle, comme un enfant.

… Sans doute, il avait soulevé sa robe, car je perçus cette parole exhalée tout bas, confuse, étouffée, sacrifiée, dans le silence terrible:

– C’est ta vraie bouche.

* * *

Et moi je palpitais sur eux, tandis qu’un amour affreux, un amour énorme de la vérité écartelait mon corps sur le mur… Comme si cette haleine les brûlait, les affolait, ils eurent peur, et se levèrent. C’était fini. La poignante aventure qui, par hasard, avait préludé sous mes yeux, continuerait ailleurs et s’achèverait ailleurs.

À peine se sont-ils levés que la porte s’est ouverte. La vieille grand’mère est là, qui se penche. Elle vient du gris, et des fantômes, elle vient du passé. Elle les cherche comme s’ils étaient égarés. Elle les appelle à mi-voix… Par une coïncidence extraordinaire qui, s’harmonise à leur présence, elle a mis dans son accent une douceur infinie, presque – ô prodige! – de la tristesse.

– Vous êtes là, mes enfants?

Elle dit avec un petit rire pur, sans arrière-pensée:

– Qu’est-ce que vous faites donc là?… Venez, on vous cherche…

Elle est vieille, flétrie; mais elle est angélique, avec sa robe jusqu’au cou. À côté d’eux, qui se préparent à la vie immense, elle est devenue désormais comme un enfant: inactive, inutile…

Ils se jettent dans ses bras, exhaussent leurs fronts vers sa sainte bouche abandonnée. Il semble qu’ils lui disent adieu pour toujours.

* * *

Elle s’en va. Et un instant après, eux, sont partis, hâtés comme ils sont venus: unis par l’invisible et sublime lien du mal; tellement unis qu’ils ne se tiennent plus la main comme en entrant. Mais, sur le seuil, ils se regardent.

Et tandis que la chambre est vide comme un sanctuaire, je pense à leur regard, à leur premier regard d’amour que j’ai vu.

Personne, avant moi, n’a pu voir un premier regard. J’étais à côté d’eux, mais loin d’eux. Je comprenais et lisais, sans être impliqué dans l’étourdissement de l’action, ni perdu dans la sensation. C’est pour cela que j’ai vu ce regard. Eux, ne savent pas quand il a commencé, ne savent pas que c’est le premier; après, ils l’oublieront; les progrès urgents de leurs cœurs viendront détruire ces préludes. On ne peut pas plus savoir son premier regard qu’on ne peut savoir son dernier regard.

Je me souviendrai, quand eux ne se souviendront plus.

Je ne me rappelle pas, moi, mon premier regard, mon premier don d’amour. Cela fut, pourtant. Ces divines simplicités se sont effacées de moi. Mon Dieu, qu’est-ce que je garde, pourtant, qui les vaille! Le petit être que j’étais est mort tout entier sous mes yeux. Je lui survis, mais l’oubli m’a tourmenté, puis vaincu, la tristesse de vivre m’a ruiné, et je ne sais guère ce qu’il savait. Je me rappelle n’importe quoi, au hasard, mais le plus beau et le plus doux est dans le néant.

Eh bien, ce cantique trop tendre que je viens d’écouter, tout plein d’infini et débordant de sourires neufs, ce chant précieux, je le prends, je l’ai, je le garde. Il palpite sur mon cœur. J’ai volé, mais j’ai sauvé de la vérité.

V

Pendant un jour, la chambre demeura vide. À deux reprises, j’eus un grand espoir, puis une désillusion.

L’attente était devenue mon habitude, mon métier. Je remis des rendez-vous, j’ajournai des démarches, je gagnai du temps, au risque de compromettre ma situation; j’organisai ma vie comme pour un nouvel amour. Je ne quittais plus ma chambre que pour descendre à la table d’hôte, où rien ne me distrayait plus.

Le second jour, je vis que la chambre était préparée pour recevoir un nouvel occupant; elle attendait. Je fis mille rêves sur ce que serait cet hôte, tandis qu’elle gardait son secret comme quelqu’un qui pense.

Le crépuscule vint, puis le soir, qui l’agrandit sans la changer, et déjà, je me désespérais, lorsque la porte tourna dans l’ombre et j’aperçus, sur le seuil, le spectre d’un homme.

* * *

Il se distinguait mal du soir.

Des vêtements noirs ou tirant sur le noir; des manchettes d’une pâleur laiteuse d’où pendaient des mains grises qui s’effilaient; un col d’un blanc un peu plus vif que le reste. Sur sa figure ronde et grisâtre, se creusaient les trous sombres des orbites et de la bouche; sous le menton, une cavité d’ombre; l’or du front luisait confusément; la pommette se soulignait d’une barre obscure. On eût dit un squelette. Quel était cet être dont la physionomie présentait cette monstrueuse simplicité?…

Il s’approcha, s’anima. Je vis qu’il était beau.

Il avait une figure charmante et sérieuse, environnée d’une fine barbe noire, les yeux brillants et le front haut. Une grâce hautaine guidait et raréfiait ses gestes.

Il s’était avancé de deux pas; puis s’était retourné vers la porte demeurée entr’ouverte. L’ombre de cette porte trembla, une silhouette se dessina, prit corps; une petite main gantée de noir se crispa sur le battant, et une femme se pencha dans la chambre, la figure interrogative.

Elle devait être à quelques pas derrière lui dans la rue. Ils n’avaient pas voulu entrer ensemble dans la chambre où tous deux se réfugiaient pour échapper à quelque recherche.

Elle poussa la porte; elle s’appuya toute sur le battant refermé, pour le clore encore plus, avec sa vie. Et ce fut lentement qu’elle tourna la tête vers lui, paralysée un instant, m’a-t-il semblé, par l’effroi que ce ne fût pas lui… Ils se dévisagèrent; il y eut entre eux un cri passionné et contenu, presque muet, répercuté de l’un à l’autre, et par quoi semblait se rouvrir leur blessure commune.

– Toi!

– Toi!

Elle était presque défaillante. Elle s’abattit sur sa poitrine, jetée sur lui par un orage.

Elle avait eu juste assez de force pour venir tomber dans ses bras. Je vis les deux grandes mains pâles de l’homme, ouvertes, à peine crispées, appuyées sur le dos de la femme. Une sorte de palpitation désespérée s’empara d’eux, on eût dit dans la chambre un vaste ange qui se débattait et cherchait en vain à s’enfuir infiniment; et il me semblait que la chambre était trop petite pour ce couple, bien qu’elle fût pleine du soir.