Maintenant, il l’a étendue sur ses genoux… Je crois qu’elle est nue; je ne distingue pas bien les lignes et les formes. Mais sa tête s’est renversée en arrière dans le reflet de la fenêtre, et je vois cette figure de soir où les yeux brillent, où la bouche brille aussi comme les yeux, cette figure étoilée d’amour!
Il la pressa sur lui, homme dénudé dans l’ombre. Même au milieu de leur consentement mutuel, il y eut une sorte de lutte; une émotion extraordinaire, sainte et sauvage, régna, et bien que je ne le vis pas, je sus le moment où sa chair était entrée dans celle de la femme.
… Mon immobilité prolongée me broyait les muscles des reins et des épaules, mais je m’aplatissais contre le mur, collant mes yeux au trou; je me crucifiais pour jouir du cruel et solennel spectacle. Je l’embrassais, cette vision, de toute ma figure, je l’étreignais de tout mon corps. Et le mur semblait me rendre les battements de mon cœur.
… Les deux êtres enserrés l’un par l’autre tremblaient comme deux arbres mêlés. La volupté, éperdument, au delà des lois, au delà de tout, même de la sincérité des amants, préparait son chef-d’œuvre de douceur. Et c’était un mouvement si emporté, si furieux et si fatal, que je reconnus que Dieu ne pourrait pas, à moins de tuer les êtres, arrêter ce qui s’accomplit. Rien ne le pourrait, et cela fait douter de la puissance et même de l’existence d’un Dieu.
Au-dessus de l’enchevêtrement de leurs personnes, il levait la tête, la rejetait en arrière, et il restait juste assez de clarté pour que je visse cette face, la bouche ouverte en un gémissement entrecoupé et chantant, attendant la volupté.
Elle vint, débordante, inouïe. Je la sentis venir comme un événement.
Je comptai jusqu’à quatre. Durant ce fragment de temps, je ne quittai pas des yeux la figure de l’homme qui était là, battant l’air d’une de ses mains, et les entrailles bavantes. Il est grimaçant, souriant, sombre de sang, semblable à un martyr divin, à un archange à la fois vautré et envolé. Il pousse de courts cris surpris, comme ébloui par quelque chose de magnifique et d’inattendu, comme s’il ne s’était pas douté que ce serait si beau, étonné du prodige de joie que son corps contient.
Ils communient en ce moment. Peut-être ne ressent-elle pas de plaisir, elle, mais on peut dire, on voit, on éprouve qu’elle jouit de sa jouissance; et il y a là un indicible miracle féminin.
– Tu es heureux?…
J’eus l’impression extraordinaire que c’était à moi qu’elle s’adressait… J’avais presque raison. Puisque j’étais près de sa bouche nue, c’était à moi qu’elle parlait.
Les yeux au ciel, encore enchaîné à elle par la chair, il murmura:
– Je jure que c’est tout au monde!
Puis, tout de suite après, comme elle sentait que le coup de bonheur était fini et ne vivait déjà plus que par le souvenir, que l’extase qui s’était posée un instant entre eux s’échapperait, et que son illusion, à elle, s’effacerait et l’abandonnerait, elle dit presque plaintivement:
– Que Dieu bénisse le peu de plaisir qu’on a!
Pauvre cri, premier signal d’une haute chute, prière blasphématoire, mais, divinement, prière!
L’homme répétait machinalement:
– Tout au monde!…
… Le groupe charnel s’affaissa. L’homme était rassasié. Je vis de mes yeux peu à peu qu’un regret, qu’un remords le harassait, l’écartait du fardeau de la femme qui ne comprenait pas dans sa chair cet éloignement: elle n’était pas comme lui tout d’un coup débarrassée et vidée de plaisir.
Mais elle sentait qu’il n’avait pas cherché, qu’il n’avait pas regardé plus avant que cela et qu’il était au bout de son rêve… Déjà elle pensait, sans doute, qu’un jour ce serait fini pour elle aussi, et que la destinée recommencée ne vaudrait pas mieux que l’autre.
Et à ce moment où il me semblait, avec mon acharnement de visionnaire presque créateur, suivre ce reflux de détresse sur leurs faces, dans l’air encore plein des mots: «C’est tout au monde», il gémit:
– Ah! ce n’est rien, ce n’est rien!
Étrangers l’un à l’autre, ils étaient parcourus par la même pensée.
… Tandis qu’elle reposait encore toute sur lui, je vis ses regards à lui, dans une torsion de son cou, se tourner vers la pendule, vers la porte, vers le départ. Puis, comme la bouche de sa maîtresse était près de la sienne, sa figure s’en écarta doucement (je fus seul à le voir) avec une légère crispation de malaise, presque de dégoût: il avait été effleuré d’une haleine altérée par tous les baisers enfermés tout à l’heure dans cette bouche comme dans un cercueil.
Elle profère maintenant seulement, avec sa pauvre bouche, la réponse à ce qu’il avait dit avant la possession:
– Non, tu ne m’aimeras pas toujours. Tu me quitteras. Mais malgré cela, je ne regrette rien et ne regretterai rien, moi. Lorsque, après «nous», je retournerai à la grande tristesse qui ne me lâchera plus, cette fois je me dirai: «J’ai eu un amant!» et je sortirai de mon néant pour être heureuse un instant.
Il ne veut plus, ne peut plus guère répondre. Il balbutie:
– Pourquoi doutes-tu de moi…
Mais ils tournent leurs yeux vers la fenêtre. Ils ont peur, ils ont froid. Ils regardent, là-bas, au creux de deux maisons, un vague reste de crépuscule s’enfuir comme un vaisseau de gloire.
Il me semble que la fenêtre, à côté d’eux, entre en scène. Ils la contemplent, blafarde, immense, dissipant tout autour d’elle. Et après l’écœurante tension charnelle et l’immonde brièveté du plaisir, ils demeurent écrasés comme sous une apparition, devant l’azur sans tache et la lumière qui ne saigne pas. Puis leurs regards retombent l’un vers l’autre.
– Vois, nous restons là, dit-elle, à nous regarder comme deux pauvres chiens que nous sommes.
Les mains se désenlacent, les caresses se détachent et s’écroulent, la chair s’affale. Ils s’éloignent l’un de l’autre. Le mouvement l’a rejetée sur le côté du divan.
Lui, sur une chaise, la figure triste, les jambes ouvertes, le pantalon débraillé, halette lentement, souillé de toute la jouissance morte et refroidie.
Sa bouche est entr’ouverte, sa figure se contracte, les orbites et la mâchoire s’accusent. On dirait qu’en quelques instants il se soit amaigri et qu’on voie dans lui l’éternel squelette. Tout un effort douloureux et pesant s’exhale de lui. Il semble crier et être muet, au fond de la poussière du soir.
Et tous deux se ressemblent enfin au milieu des choses, autant par leur misère que par leur figure humaine!
… Je ne les vois plus dans la nuit. Ils y sont enfin noyés. Je m’étonne même de les avoir vus jusque-là. Il a fallu que l’ardeur tumultueuse de leurs corps et de leurs âmes mît sur leur groupe une sorte de lumière.
Où est donc Dieu, où est donc Dieu? Pourquoi n’intervient-il pas dans la crise affreuse et régulière? Pourquoi n’empêche-t-il pas par un miracle l’effroyable miracle par lequel ce qui est adoré devient brusquement ou lentement détesté? Pourquoi ne préserve-t-il pas l’homme de l’endeuillement tranquille de tous ses rêves, et aussi de la détresse de cette volupté qui s’épanouit de sa chair et retombe sur lui comme un crachat?
Peut-être parce que je suis un homme comme celui-là, comme les autres, peut-être parce que ce qui est bestial et violent accapare plus fort mon attention à ce moment, je suis surtout épouvanté par le recul invincible de la chair.