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Je cherchai le couple perdu. Toute mon attention tâtonnait vers ces deux corps. En vain. La nuit entrait dans mes yeux et m’aveuglait; plus je regardais, plus l’ombre me faisait mal. À un moment, pourtant, je crus apercevoir une forme se dessiner, très sombre, sur la fenêtre sombre… Elle s’arrêta… Non… la nuit; les ténèbres immobiles comme une idole… Qu’étaient-ils, ces vivants, que faisaient-ils, où étaient-ils, où étaient-ils?

* * *

Et tout d’un coup, j’entendis sortir de l’amas de ténèbres un mot distinct, qui avait forme humaine: le mot: «Encore!»

«Encore!» ce cri venait de leur chair. Il me les montrait enfin. Il me parut que leurs figures, hors de la brume, se dénudaient.

Puis, au milieu des balbutiements pressés, d’une sorte de combat, une autre parole jaillit, jetée à voix étouffée et heureuse:

– S’ils savaient! Si on savait!

Et ces mots furent répétés avec une force contenue, de plus en plus bas, jusqu’au silence.

Puis ils sortirent, tout haut, dans un rire éclatant. Et le bruit d’un baiser s’étendit, couvrit tout. Au sein des ombres accumulées, ce baiser émergea comme une apparition.

* * *

Un éclair brilla, transformant pendant une fraction de seconde la chambre en un asile blême; puis la nuit noire revint.

La lueur électrique avait soulevé mes paupières que je tenais instinctivement mi-closes, puisque mes yeux étaient inutiles. Mes regards avaient envahi la chambre, mais je n’avais rien vu de vivant… Les deux hôtes qu’elle contenait s’étaient-ils donc blottis dans quelque coin, et dissimulés, même au fond des ténèbres?

Ils semblaient n’avoir pas aperçu le large éclair. Avec une régularité désespérante, les mêmes mots m’assaillaient, mais plus lourds, plus rares, plus perdus:

– Si on savait! Si on savait!

Et j’écoutais ce cri, penché sur eux avec une attention sacrée, comme sur des mourants.

* * *

Pourquoi cette crainte éternelle qui les secouait et qui vibrait dans leurs bouches? Quel besoin éperdu avaient-ils d’être seuls et cachés, – pour pousser ce pauvre cri de gloire qui ressemble à un cri de secours; quelle abomination commettaient-ils, quel vice enfouissait leur étreinte?

Je reçus un coup aigu au cœur. Les deux voix sont trop pareilles. Je comprends: ce sont deux femmes, deux amantes qui viennent dans la nuit se réunir étrangement!

* * *

Ah! J’écoute… Jamais je ne me suis tant appuyé sur la nuit, et c’est vraiment de toute ma vie que, les mains jointes et les yeux crevés, j’interroge les noirs amants qui sont tombés là, dans le lit de l’ombre…

Je sens qu’une frémissante apothéose les a saisis:

– Dieu nous voit! Dieu nous voit! balbutie une des bouches.

Eux aussi ont besoin que Dieu les voie, pour s’en embellir; comme les désolés, ils l’appellent à leur aide!

* * *

… Je doute maintenant que ce soient deux femmes. Il m’a semblé percevoir la gravité d’une voix mâle. J’écoute, je compare, je travaille ces lambeaux de voix, essayant encore, dans un effort suprême, de me débarrasser de l’ombre…

Puis c’est distinctement que je perçois la prière ardente qui se met à éclore, tout bas, les mots pressés les uns sur les autres, écrasés par deux bouches, mouillés, noyés, du sang des baisers:

– Veux-tu, veux-tu?

Et la question prend une grande importance tremblante, la question de tout un être offert, entr’ouvert ou raidi.

Puis une grande voix monte d’un coup d’aile:

– Oui.

– Ah! balbutie l’autre corps.

Quel moyen mystérieux et désordonné tentent-ils pour se connaître et se toucher? quelle forme a ce couple?

Quelle forme? Qu’importe la forme de l’amour! Je sors de cette anxiété, et il me semble que j’assiste d’un coup à toute la tragédie d’aimer.

Ils s’aiment; le reste n’est rien. Qu’ils soient dépravés ou normaux, qu’ils soient maudits ou bénis, ils s’aiment et se possèdent autant qu’on le peut ici-bas.

Ils se cachent à tous après s’être appelés; ils roulent dans les ténèbres comme dans des draps ou des linceuls; ils s’emprisonnent; ils détestent et fuient le jour ainsi qu’un châtiment d’honnêteté et de paix. «Si on savait!» ont-ils crié, pleuré et ri; ils se glorifient de leur solitude, ils s’en flagellent, ils s’en caressent. Ils sont jetés hors la loi, hors la nature, hors la vie normale faite de sacrifice et de néant. Ils tâchent de se joindre; leurs fronts de marbre s’entrechoquent. Chacun est occupé de son corps, chacun se sent étreindre un corps sans pensée. Oh! qu’importe le sexe de leurs mains cherchant à tâtons la volupté dormante, de leurs deux bouches qui se saisissent, de leurs deux cœurs si aveugles et si muets.

Tous les amants du monde sont pareils: ils s’éprennent par hasard; ils se voient et sont attachés l’un à l’autre par les traits de leurs figures; ils s’illuminent l’un l’autre par l’âpre préférence qui est comparable à la folie; ils affirment la réalité des illusions; ils changent pendant un moment le mensonge en vérité.

Et, à ce moment, j’ai entendu quelques mots déchirés de leurs confidences:

– Tu es à moi, tu es à moi. Je te possède, je te prends…

– Oui, je suis à toi!…

Voici l’amour tout entier, le voici près de moi qui m’envoie à la figure, comme un encens, avec son va-et-vient, l’odeur et la chaleur de la vie, et qui accomplit son labeur de démence et de stérilité.

* * *

Le dialogue recommence, plus doux, plus calme, et j’entends comme si on s’adressait à moi.

D’abord une phrase passe en tremblant, presque en songe:

– J’adore nos nuits, je n’aime pas nos jours.

Et on reprend, égrenant lentement des raisons, distraitement, dans un bercement assouvi – les mots parfois se mêlant et n’ayant plus de formes, les deux bouches proches comme deux lèvres:

– Le jour, on se disperse, on se perd. C’est la nuit qu’on s’apporte vraiment.

– Ah! dit l’autre voix, je voudrais que nous nous aimions le jour.

– Cela sera, peut-être… Plus tard, ah! plus tard.

Les mots résonnent en un long et lointain écho.

Puis la voix dit:

– Bientôt…

– Mon Dieu! dit l’autre, avec un frisson d’espoir.

J’ai déjà entendu une plainte identique; c’est la même, comme s’il y avait peu de sujets de plaintes sur terre: «Moi qui aurais tant voulu une destinée de lumière!» a gémi la femme adultère.

Puis, en des phrases dont j’entends mal les débuts, et que je ne rejoins pas les unes aux autres, ils parlent de charmilles ensoleillées, de parcs aux pelouses noires, aux grandes allées d’or, et de larges bassins courbes si resplendissants et étincelants à midi qu’on ne peut pas plus les regarder que le soleil.

Noyés dans l’ombre, ombres eux-mêmes, ils font de la lumière; ils pensent au jour, ils le prennent pour eux, et c’est une sorte de monument d’azur et d’été qui sort d’eux.