Et plus ils parlent de soleil, plus leur voix baisse et s’éteint.
Après un silence plus grave et plus tendre, j’entends:
– Si tu savais comme l’amour t’embellit, comme ton sourire t’éclaire!
Tout le reste s’efface, l’on ne voit plus que ce sourire.
Puis la mélodie de leur rêve change d’images sans changer de clarté. Ils évoquent des salons, des glaces, et des lampes enguirlandées… Ils évoquent des fêtes nocturnes sur l’eau souple pleine de barques et de ballons de couleur, – rouges, bleus, verts, – comparables aux ombrelles des femmes sous un coup de soleil dans un parc.
De nouveau, un silence, puis l’un d’eux reprend, d’un ton de supplication, montrant l’immense obsession, l’immense besoin de réaliser le rêve, presque jusqu’à la folie:
– J’ai la fièvre. Il me semble que j’ai du soleil sur les mains.
Et l’instant d’après, précipitamment:
– Tu pleures! Ta joue est mouillée comme ta bouche.
– Nous n’aurons jamais tout cela, gémit un des implorants – nous n’aurons jamais cette lumière que dans les rêves que nous faisons la nuit, quand nous sommes ensemble.
– Nous l’aurons! cria l’autre. Un jour, tout ce qui est triste finira.
On ajouta magnifiquement:
– Nous l’avons presque. Tu le vois bien!
– Ah! si on savait! reprirent-ils avec une sorte de remords qu’on ne sût pas. Tous seraient jaloux de nous; les amoureux eux-mêmes, et même les heureux!
Puis ils dirent à nouveau que Dieu les voyait. Ce groupe de ténèbres, sculpté dans les ténèbres, rêva que Dieu les découvrait et les touchait comme une illumination. Leurs âmes enlacées vivaient plus profondes et plus grandes. Je recueillis ce mot: «toujours!».
Écrasés, réduits à rien, ces êtres que je devinais rampant sous les draps le long l’un de l’autre comme des larves, disaient: toujours! Ils proféraient le mot surhumain, le mot surnaturel et extraordinaire.
Tous les cœurs sont pareils avec leur création. La pensée pleine d’inconnu, le sang nocturne, le désir comparable à la nuit, jettent leur cri de victoire. Les amants, quand ils s’enlacent, luttent chacun pour soi, et disent: «Je t’aime»; ils attendent, pleurent et souffrent, et disent: «Nous sommes heureux»; ils se lâchent déjà défaillants et disent «toujours!». On dirait que dans les bas-fonds où ils sont enfoncés, ils ont volé le feu du ciel comme Prométhée.
Et j’allais les cherchant, souffle à souffle… Comme j’aurais voulu les voir, à cet instant! Je le voulais aussi fort que je voulais vivre: découvrir ces gestes, cette rébellion, ce paradis, ces figures, d’où tout s’exhalait. Mais je ne pouvais pas aller jusqu’à la vérité; je voyais à peine la fenêtre, au loin, vague comme une voie lactée, dans l’immensité noire de la chambre. Je n’entendais plus de paroles, mais un murmure dont je ne comprenais pas si c’étaient leurs consentements encore une fois joints qui montaient, ou des plaintes qui s’arrachaient de la plaie de leurs bouches.
Puis le murmure lui-même se suspendit.
Peut-être, toujours serrés, s’étaient-ils mis à dormir loin l’un de l’autre; peut-être étaient-ils partis, s’éblouir ailleurs de leur unique trésor.
L’orage, qui m’avait paru se taire, recommença, continua.
Longtemps, je lutte contre l’ombre, mais elle est plus grande que moi, elle m’ensevelit. Je m’abats sur mon lit, et je reste dans le noir et le silence. Je m’accoude, j’épelle des prières; j’ai bégayé: De profundis.
De profundis… Pourquoi ce cri d’espoir terrible, ce cri de misère, de supplice et de terreur monte-t-il cette nuit de mes entrailles à mes lèvres?…
C’est l’aveu des créatures. Quelles que soient les paroles prononcées par celles dont j’ai entrevu le destin, elles criaient cela au fond – et après ces jours et ces soirs passés à écouter, c’est cela que j’entends.
Cet appel hors de l’abîme vers de la lumière, cet effort de la vérité cachée vers la vérité cachée, de toutes parts il s’élève, de toutes parts il retombe, et, hanté par l’humanité, j’en suis tout sonore.
Moi, je ne sais pas ce que je suis, où je vais, ce que je fais, mais, moi aussi, j’ai crié, du fond de mon abîme, vers un peu de lumière.
VII
La chambre est dans le désordre moite du matin. Aimée s’y trouve avec son mari. Ils arrivent de voyage.
Je ne les ai pas entendus entrer. J’étais trop las, sans doute.
Il a son chapeau sur la tête; il s’est assis sur une chaise, à côté du lit qui n’est pas défait, mais où je distingue, moi, l’empreinte allongée d’un corps ou d’un couple.
Elle s’habille. Je viens de la voir disparaître par la porte du cabinet de toilette. Je regarde le mari, dont les traits me paraissent présenter une grande régularité et même une certaine noblesse.
La ligne du front est bien dessinée; la bouche et la moustache sont seules un peu vulgaires. Il a l’air plus sain, plus fort que l’amant. La main, qui joue avec une canne, est fine, et le personnage, dans son ensemble, est pourvu de quelque puissante élégance. C’est cet homme qu’elle trompe et qu’elle hait. C’est cette tête, cette physionomie, cette expression, qui se sont abîmées et défigurées à ses yeux, et se confondent avec son malheur.
Soudain, elle est là; elle m’arrive en plein dans les regards. Mon cœur s’arrête, puis m’étreint, et me tire vers elle.
Elle est demi-nue: une chemise mauve, courte et légère, tendue et bombée par ses seins, s’applique doucement, au mouvement de sa marche, sur le galbe de son ventre.
Elle revient du cabinet de toilette, un peu traînante et lasse des mille riens qu’elle a entrepris déjà, une brosse à dents à la main, la bouche toute mouillée et vermeille, les cheveux épars. La jambe est mince et jolie, le petit pied très cambré sur le haut talon pointu du soulier.
La chambre, tout en chaos, est pleine d’un mélange d’odeurs: savon, poudre de riz, senteur aiguë de l’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé.
Elle s’est éclipsée; elle est revenue, tiède et savonneuse; puis, toute fraîche, la figure rosissante, essuyant des gouttelettes d’eau.
Lui, discourt, explique une affaire. Il a allongé à demi les jambes. Tantôt il la regarde et tantôt il ne la regarde pas.
– Tu sais, les Bernard n’ont pas accepté, pour l’affaire de la gare…
Cette fois, il la suit des yeux tandis qu’il parle, puis il regarde ailleurs, laisse traîner ses yeux sur le tapis, fait un claquement de langue désappointé, tout à son idée, – pendant qu’elle va et vient, montrant la courbe de ses hanches, ses reins nerveux, son ventre pâle, et l’ombre épaisse du bas de son ventre.
Mes tempes battent; toute ma chair va à cette femme presque nue et charmante dans le matin et dans le transparent vêtement qui enferme la douce odeur d’elle… Et on entend encore résonner la phrase banale du mari, la phrase étrangère à elle, la phrase blasphématoire dans cette chambre où elle apporte sa nudité.
Elle met son corset, ses jarretelles, son pantalon, son jupon. L’homme demeure dans son indifférence bestiale; il retombe à ses réflexions.