… Elle s’est installée devant la glace de la cheminée, avec des boîtes et des objets. Le miroir du cabinet de toilette ne lui paraît pas sans doute suffisant pour ce qu’elle veut faire. Tout en procédant à sa toilette, elle parle toute seule, bavarde, gaie, animée, à cause qu’on est encore au printemps de la journée.
… Et elle s’applique et se multiplie; elle met beaucoup de temps à s’arranger, mais ce sont des heures importantes et non perdues. D’ailleurs, elle se dépêche.
Elle va maintenant ouvrir une armoire, en tire une robe frêle et légère qu’elle tient dans ses bras, en avant, comme une nichée d’oiseaux.
Elle passe cette robe. Puis tout d’un coup une idée lui vient, et ses bras s’arrêtent.
– Non, non, non, décidément, fait-elle.
Elle ôte sa robe et va en chercher une autre: une jupe sombre et une chemisette.
Elle prend un chapeau, en ébouriffe un peu le ruban, puis tient la garniture de roses de ce chapeau près de sa figure, devant la glace, et, satisfaite sans doute, elle chantonne…
… Il ne la regarde pas, et lorsqu’il la regarde, il ne la voit pas!
Ah! cela est solennel; c’est un drame, un drame morne, mais d’autant plus angoissant. Cet homme n’est pas heureux, et cependant j’envie son bonheur. Dites-moi ce qu’il y a à répondre à cela, sinon que le bonheur est en nous, en chacun de nous, et que c’est le désir de ce qu’on n’a pas!
Ces gens sont ensemble, mais, en vérité, absents l’un de l’autre; ils se sont quittés, sans se quitter. Il y a sur eux une espèce d’intrigue de néant. Ils ne se rapprocheront plus, puisque, entre eux, l’amour fini tient toute sa place. Ce silence, cette ignorance mutuelle sont ce qu’il y a de plus cruel sur la terre. Ne plus s’aimer, c’est pire que de se haïr, car, on a beau dire, la mort est pire que la souffrance.
J’ai pitié de ceux qui vont deux à deux, enchaînés par l’indifférence. J’ai pitié du pauvre cœur qui a si peu longtemps ce qu’il a; j’ai pitié des hommes qui ont un cœur pour ne plus aimer.
Et, pendant un instant, devant la scène si simple et si déchirée, j’ai subi un peu le martyr énorme, innombrable, de ceux qui ne souffrent plus.
Elle a achevé de s’habiller. Elle a mis une jaquette de la couleur de sa jupe, laissant voir largement son corsage de lingerie dont le haut est transparent et rosé, tout au commencement et comme à l’aurore de son corps – et elle nous quitte.
Il se prépare à s’en aller, de son côté. La porte s’ouvre à nouveau. C’est elle qui revient?… Non, c’est la bonne. Elle fait mine de se retirer.
– Je venais faire le ménage, mais je gêne Monsieur.
– Vous pouvez rester.
Elle manie des objets, ferme des tiroirs… Il a relevé la tête, il la suit du coin de l’œil.
Il s’est levé, il s’approche, maladroit, comme fasciné… Un piétinement, un cri qui s’étouffe dans un gros rire; elle lâche sa brosse et la robe qu’elle tenait… Il la saisit par derrière, ses deux mains empoignent à travers le corsage les seins de la fille.
– Ah! ben non, là, vrai, qu’est-ce qui vous prend!
Lui ne répond pas, la figure masquée de sang, l’œil fixe, aveugle; à peine a-t-il laissé échapper un cri inarticulé: la parole muette où il n’y a que le ventre qui pense; entre ses lèvres attisées, légèrement retroussées sur ses dents, un souffle de machine… Il s’est accroché à cette chair, le ventre sur cette croupe, comme une espèce de singe, comme une espèce de lion.
Elle rit, de sa large face rougeaude; ses cheveux à moitié défaits retombent sur son front, ses seins plantureux s’enfoncent sous les doigts crispés qui l’enserrent.
Il essaye de tirer sa jupe, de la relever. Elle serre les jambes et applique ses mains sur ses cuisses, pour maintenir la robe. Elle n’y réussit qu’à demi. On voit ses bas qui se plissent sur sa jambe ronde et vaste, un bout de chemise, ses savates. Ils piétinent sur la robe d’Aimée que la fille a laissée aller de ses mains et qui est délicatement tombée.
Puis elle trouve que cela a assez duré:
– Ah! non, en voilà assez, mon petit, zut alors!
Comme il ne dit toujours rien, approchant de la nuque sa mâchoire, comme la gueule du désir, elle se fâche:
– Ah non! assez! Zut, que j’vous dis!
… Il a fini par la lâcher, et il s’en va en riant d’un rire damné, de honte et de cynisme, la démarche presque titubante, sous l’action d’une énorme poussée intérieure.
Il s’en va parmi les femmes qui passent, les yeux obsédés par un cauchemar qui relève les robes sur les têtes.
La sève bouillonne en lui et veut sortir. Si ce qui l’obsède ne jaillit pas de lui, cela lui montera à la tête comme le lait d’une mère. Il est là, ce vague père d’hommes, qui tâtonne, les bras en avant pour l’étreinte, rongé d’une blessure qui aboutit, chancelant vers un lit, fort de tout son poids.
Mais ce n’est pas seulement l’énorme instinct, puisque tout à l’heure évoluait devant lui la femme exquise (et la lumière qui se jouait dans ses voiles aériens présentait et nimbait radieusement tout son corps); et il ne l’a pas désirée.
Peut-être se fût-elle refusée, peut-être quelque pacte était-il intervenu entre eux… Mais j’ai bien vu que ses yeux mêmes n’en voulaient pas: ces yeux qui se sont allumés dès qu’a paru cette fille, cette Vénus ignoble aux cheveux sales et aux ongles boueux, et qui se sont affamés d’elle.
Parce qu’il ne la connaît pas, parce qu’elle est autre que celle qu’il connaît. Avoir ce qu’on n’a pas… Ainsi, quoique cela puisse paraître étrange, c’est une idée, une haute idée éternelle qui conduit l’instinct. C’est une idée qui, devant la femme inconnue, tend ainsi l’homme, fauve, la guettant, l’attention aiguë, avec des regards comme des griffes, mû par un acharnement aussi tragique que s’il avait besoin de l’assassiner pour vivre.
Je comprends, moi à qui il est donné de dominer ces crises humaines, – si déchaînées que Dieu, à côté, paraît inutile, – je comprends que beaucoup de choses que nous situons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret. Comme les voiles tombent, comme les simplicités apparaissent, comme la simplicité apparaît!
Le déjeuner à la table d’hôte eut d’abord pour moi un magique attrait: je scrutai toutes les physionomies pour tâcher de surprendre les deux êtres qui s’étaient aimés la nuit.
Mais j’eus beau interroger les visages deux à deux, chercher à voir un point de ressemblance, rien ne me guida. Je ne les connus pas plus que lorsqu’ils étaient plongés dans la nuit noire.
… Il y a cinq jeunes filles ou jeunes femmes. C’est une de celles-là, au moins, qui garde emprisonné dans son corps le vivant et brûlant souvenir. Mais une volonté plus forte que moi ferme son visage. Je ne sais pas, et je suis accablé par le néant qu’on voit.
Elles sont parties une à une. Je ne sais pas… Ah! mes deux mains se crispent dans l’infini de l’incertitude, et serrent le vide entre leurs phalanges; ma figure est là, précise, en face de tout le possible, de tout l’imprécis, en face de tout.