Cette dame! Je reconnais Aimée. Elle parle avec la patronne – du côté de la fenêtre. Je ne l’ai pas aperçue tout d’abord, à cause des convives qui s’interposaient entre nous.
Elle mange du raisin, assez délicatement, les gestes un peu étudiés.
Je me tourne vers elle. Elle s’appelle Mme Montgeron ou Montgerot. Ce nom me paraît drôle. Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi? Il me semble que ce nom ne lui va pas ou qu’il est inutile. Le caractère artificiel des mots, des signes, me frappe.
C’est la fin du repas. Presque tout le monde est parti. Les tasses de café, les petits verres poissés de liqueur sont épars sur la table où brille un rayon de soleil qui moire la nappe et fait scintiller la verrerie. Une tache de café répandu, sèche, odorante.
Je me mêle à la conversation de Mme Lemercier et d’elle. Elle me regarde. C’est à peine si je reconnais son regard, que j’ai vu tout entier.
Le valet de chambre vient dire quelques mots, bas, à Mme Lemercier. Celle-ci se lève, s’excuse et quitte la pièce. Je suis à côté d’Aimée, m’étant tout à l’heure rapproché. Il n’y a dans la salle à manger que deux ou trois personnes, qui discutent l’emploi de l’après-midi.
Je ne sais pas quoi lui dire, à cette dame. La conversation entre elle et moi languit, est tombée. Elle doit supposer qu’elle ne m’intéresse pas, – cette femme dont je vois le cœur, et dont je connais le destin aussi bien que Dieu pourrait le connaître.
Elle tend la main vers un journal qui traîne sur la table, s’absorbe un instant dans la lecture, puis plie la feuille, se lève à son tour, et part.
Écœuré par la banalité de la vie, et d’ailleurs appesanti par l’heure, je m’accoude, ensommeillé, sur la table infinie, sur la table allumée par le soleil, sur la table évanouissante – faisant un effort pour ne pas alanguir mes bras, baisser le menton, clore mes paupières.
Et dans cette salle en débandade, déjà discrètement assiégée par les domestiques pressés de desservir et de ranger pour le repas du soir, je demeure presque seul, à ne pas savoir si je suis très heureux ou très malheureux, à ne pas savoir ce qui est le réel et ce qui est le surnaturel.
Puis, je le comprends, doucement, lourdement… Je jette les regards autour de moi, je contemple toute chose simple et tranquille, puis je ferme les yeux, et je me dis, comme un élu qui se rend compte peu à peu de sa révélation:
«Mais l’infini, le voici; c’est vrai, je n’en peux plus douter.» Cette affirmation s’impose: il n’y a pas de choses étranges: le surnaturel n’existe pas, ou plutôt, il est partout. Il est dans la réalité, dans la simplicité, dans la paix. Il est ici, entre ces murs qui attendent de tout leur poids. Le réel et le surnaturel, c’est la même chose.
Il ne peut pas plus y avoir de mystère dans la vie que d’autre espace dans le ciel.
Moi, qui suis pareil aux autres, je suis pétri d’infini. Mais comme tout cela se présente effacé et confus devant moi! Et je rêve à moi, à moi qui ne peux ni me bien savoir, ni me débarrasser de moi; à moi qui suis comme une ombre pesante entre mon cœur et le soleil.
VIII
Le même décor les entourait, la même pénombre les salissait que la première fois que je les vis ensemble. Aimée et son amant étaient assis, non loin de moi, côte à côte.
Ils causaient depuis quelque temps sans doute quand je me penchai jusqu’à eux.
Elle était en arrière de lui, sur le canapé, cachée par l’ombre de soir et par l’ombre de l’homme. Lui, pâle et imprécis, les mains sur les genoux, il était incliné en avant, dans le vide.
La nuit était encore revêtue d’une douceur grise et soyeuse du soir; bientôt elle serait nue. Elle allait venir sur eux comme une maladie dont on ne sait si on guérira. Il semblait qu’ils le pressentaient, qu’ils cherchaient à se défendre, qu’ils auraient voulu prendre contre les ténèbres fatales des précautions de paroles et de pensées.
Ils se hâtaient de s’entretenir de choses et d’autres; sans force, sans intérêt. J’entendis des noms de localités et de personnes; ils parlèrent d’une gare, d’une promenade publique, d’un marchand de fleurs.
Tout à coup, elle s’arrêta, elle me parut s’assombrir, et elle cacha sa figure dans ses mains.
Il lui prit les poignets, avec une lenteur triste qui indiquait combien il était habitué à ces défaillances – et il lui parla sans savoir quoi dire, en balbutiant, s’approchant d’elle comme il pouvait:
– Pourquoi pleures-tu? dis-moi pourquoi tu pleures.
Elle ne répondit pas; puis elle écarta ses mains de devant ses yeux, et le regarda:
– Pourquoi? Est-ce que je sais! fit-elle. Les pleurs ne sont pas des paroles.
Je la regardai pleurer, se noyer de larmes. Ah! cela est important d’être en présence de quelqu’un de raisonnable qui pleure! Une créature trop faible et trop brisée qui pleure fait la même impression qu’un dieu tout-puissant qu’on supplie; car, dans sa faiblesse et sa défaite, elle est au-dessus des forces humaines.
Une sorte d’admiration superstitieuse me saisit devant ce visage de femme baigné de l’inépuisable source, ce visage en même temps sincère et véridique.
Elle s’était arrêtée de pleurer. Elle releva la tête. Sans qu’il l’interrogeât cette fois, elle dit:
– Je pleure parce qu’on est seul.
«On ne peut pas sortir de soi; on ne peut même rien avouer; on est seul. Et puis, tout passe, tout change, tout fuit, et du moment que tout fuit, on est seul. Il y a des heures où je vois cela mieux qu’à d’autres. Et alors, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de pleurer?»
Dans la tristesse où elle sombrait d’instant en instant, elle eut un petit secouement d’orgueil; sur le masque de mélancolie, je vis un sourire grimacer doucement.
– Je suis plus sensible que les autres, moi. Des choses qui passeraient inaperçues aux yeux des gens, ont en moi beaucoup de retentissement. Et dans ces instants de lucidité, quand je me regarde, je vois que je suis seule, toute seule, toute seule.
Inquiet de voir sa grandissante détresse, il essaya de lui faire reprendre vie:
– Nous ne pouvons pas dire cela, nous, nous qui avons refait notre destinée… Toi, qui as accompli un grand acte de volonté…
Mais ces paroles sont emportées comme des fétus de paille.
– À quoi bon! Tout est inutile. Malgré ce que j’ai essayé de faire, je suis seule. Ce n’est pas un adultère qui changera la face des choses, – quoique ce mot soit doux!
«Ce n’est pas avec le mal qu’on arrive au bonheur. Ce n’est pas non plus avec la vertu. Ce n’est pas non plus avec ce feu sacré des grandes décisions instinctives, qui n’est ni le bien, ni le mal. Ce n’est avec rien de tout cela qu’on arrive au bonheur; on n’arrive jamais jusque-là.»
Elle s’arrêta, et dit, comme si elle sentait sa destinée retomber sur elle:
– Oui, je sais que j’ai fait le mal; que ceux qui m’aiment le plus me détesteraient de bien des façons s’ils savaient… Ma mère, si elle savait – elle qui est si indulgente, – elle serait si malheureuse! Je sais que notre amour est fait avec la réprobation de tout ce qui est sage et juste, et avec les larmes de ma mère. Mais cette honte ne sert plus à rien! Ma mère, si elle savait, elle aurait pitié de mon bonheur!