Il murmura faiblement:… «Tu es méchante…»
Cela tomba comme une petite parole sans signification.
Elle caressa le front de l’homme d’un léger envolement de sa main et, d’une voix surnaturellement assurée:
– Tu sais bien que je ne mérite pas ce mot. Tu sais bien que je parle au-dessus de nous.
«Tu le sais bien, tu le sais mieux que moi, qu’on est seul. Un jour que je parlais de la joie de vivre et que tu étais illuminé de tristesse comme je le suis aujourd’hui, tu m’as dit, après m’avoir regardée, que tu ne savais pas ce que je pensais, malgré mes paroles; que tu ne savais pas si le sang qui me montait au visage n’était pas un fard vivant.
«Nos pensées, toutes les plus grandes, toutes les moindres, ne sont qu’à nous. Tout nous rejette en nous et nous condamne à nous seuls. Tu as dit, ce jour-là: «Il y a des choses que tu me caches, et que je ne saurai jamais – même si tu me les dis»; tu m’as montré que l’amour n’est qu’une sorte de fête de notre solitude, et tu as fini par me crier, en me noyant dans tes bras: «Notre amour, c’est moi!» Et je t’ai répondu la réponse, hélas, inévitable: «Notre amour, c’est moi!»
Il voulut parler. Elle lui mit d’un geste amical et désespéré sa main sur la bouche, et plus haut, d’une harmonie plus tremblante et pénétrante:
– Tiens… Prends-moi, serre mes doigts, soulève mes paupières, appuie toute ta poitrine sur la mienne; fouille-moi de tes mains ou de ta chair; embrasse-moi longtemps, longtemps, jusqu’à respirer avec ma bouche, jusqu’à ce que nous ne sachions plus nos bouches; fais de moi ce que tu voudras pour t’approcher, t’approcher… Et réponds-moi: Je suis là à souffrir. Ma douleur, est-ce que tu la sens?
Il ne dit rien, et dans le linceul crépusculaire qui les enveloppait, les noyait en vain l’un sur l’autre, je vis sa tête accomplir l’inutile geste de négation… Je vis toute la misère qui s’exhalait de ce groupe qui, une fois par hasard, dans l’ombre, ne savait plus mentir.
C’est vrai qu’ils sont là, et qu’ils n’ont rien qui les unit. Il y a du vide entre eux. On a beau parler, agir, se révolter, se lever furieusement, se débattre et menacer, l’isolement vous dompte. Je vois qu’ils n’ont rien qui les unit, rien.
– Ah! dit-elle, ne parlons plus, ne parlons plus jamais de la douleur et de la joie; leur partage est vraiment une action trop impossible. Mais même la pénétration de l’esprit par l’esprit est défendue. Il n’y a pas au monde deux êtres qui parlent le même langage. À certains moments, sans raison, on se rapproche; puis, sans raison suffisante, on se retire loin l’un de l’autre. On se heurte, on se caresse, on se meurtrit, on se mutile; on rit quand on devrait pleurer, sans y pouvoir rien jamais. Un couple est toujours fou. Cela, c’est toi-même qui l’as dit, je n’ai pas inventé cette phrase. Toi qui as tant d’intelligence et de savoir, tu m’as dit que deux interlocuteurs étaient deux aveugles en face l’un de l’autre, et presque deux muets, et que deux amants qui roulent ensemble restent aussi étrangers que le vent et la mer. Un intérêt personnel, ou une orientation différente des sentiments et des idées, une lassitude, ou, au contraire, une pointe acérée de désir, brouillent l’attention, l’empêchent d’être vraiment pure. Quand on écoute, on n’entend guère; quand on entend, on ne comprend guère. Un couple est toujours fou.
Il semblait habitué à ces monologues tristes, débités sur le même ton, litanies immenses à l’impossible. Il ne répondait plus. Il la tenait, la berçait un peu, la câlinait avec précaution et tendresse. Il semblait agir avec elle comme avec un enfant malade qu’on soigne, sans lui expliquer… Et ainsi, il était aussi loin d’elle qu’il était possible de l’être.
Mais il se troublait de son contact. Même abattue, tombée et désolée, elle palpitait chaudement contre lui; même blessée, il convoitait cette proie. Je vis luire les yeux posés sur elle tandis qu’elle s’abandonnait à la tristesse, avec un don parfait de soi. Il se pressa sur elle. Ce qu’il voulait, c’était elle. Les paroles qu’elle disait, il les rejetait de côté; elles lui étaient indifférentes, elles ne le caressaient pas. Il la voulait, elle, elle!
Séparation! Ils étaient très pareils d’idées et d’âmes, et, en ce moment, ils s’aidaient étroitement l’un l’autre. Mais je m’apercevais bien, moi spectateur délivré des hommes, et dont le regard plane, qu’ils étaient étrangers et que, malgré l’apparence, ils ne se voyaient pas et ne s’entendaient pas… Elle, triste, et vaguement animée peut-être par l’orgueil de persuader, lui, excité et désirant, tendre et animal. Ils se répondaient le mieux qu’ils pouvaient mais ils ne pouvaient pas se céder et essayaient de se vaincre; et cette espèce de bataille terrible me déchirait.
Elle comprit son désir. Elle dit, plaintive, comme une enfant en faute:
– Je suis malade…
Puis elle fut prise d’une morne frénésie. Elle rejeta, souleva, écarta ses vêtements, s’en débarrassa comme d’une prison vivante, et s’offrit à lui, toute dénudée, toute sacrifiée, avec sa blessure de femme et son cœur.
… La grande envergure sombre des vêtements s’ouvrit et se ferma.
Encore une fois, le mélange des corps et la lente caresse rythmée et sans borne eut lieu. Et encore une fois, je regardai la figure de l’homme pendant que la volupté l’occupait. Ah! je le vis bien, il était seul!
Il pensait à lui; il s’aimait; sa figure, gonflée de veines, gorgée de sang, s’aimait. Il s’extasiait au moyen de la femme, instrument charnel égal à lui. Il pensait à lui, émerveillé. Il fut heureux de tout son corps et de toute sa pensée. Son âme, son âme jaillit, rayonna, fut toute sur son visage… Il flotta tout entier dans la joie… Il murmurait des mots d’adoration; divinisé par elle, il la bénissait.
Ils ne sont pas unis parce qu’ils frémissent et se balancent en même temps, et qu’un peu de leur chair leur est commune. Au contraire, ils sont seuls jusqu’à l’éblouissement; ils tombent chacun, ils ne savent où, la bouche et les bras entr’ouverts. Jouir ensemble, quelle désunion!
Maintenant, ils se relèvent, se dégagent du rêve brusquement affaibli qui les a jetés par terre.
Il est aussi morne qu’elle. Je me penche pour saisir sa parole, basse comme un soupir. Il a dit:
– Si j’avais su!
Tous deux, prostrés mais plus méfiants l’un de l’autre, avec un crime entre eux, dans la lourde obscurité, dans la boue du soir, semblent se traîner lentement vers la fenêtre grise qu’un peu de jour nettoie.
Comme ils sont pareils à ce qu’ils furent l’autre soir! C’est l’autre soir. Jamais je n’ai eu à ce point l’impression que les actions sont vaines et passent comme des fantômes.
L’homme est pris d’un tremblement, et vaincu et dépouillé de tout son orgueil, de toute sa pudeur mâle, il n’a plus la force de retenir l’aveu d’un honteux regret:
– On ne peut pas s’en empêcher, balbutie-t-il, baissant plus bas la tête. C’est une fatalité.
Ils se prennent la main, tressaillent faiblement, soufflant, frappés, martelés par leurs cœurs.
Une fatalité!
Ils voient plus loin que la chair et que l’acte consommé, en parlant ainsi. La seule désillusion sexuelle ne les écraserait pas à ce point, dans cette servilité de remords et de dégoût. Ils voient plus loin. Ils sont envahis par une impression de vérité déserte, de sécheresse, de néant grandissant, à songer qu’ils ont tant de fois pris, rejeté, et repris en vain leur fragile idéal charnel.