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Ils sentent que tout passe, que tout s’use, que tout finit, que tout ce qui n’est pas mort va mourir, et que même les liens illusoires qui sont entre eux ne sont pas durables. L’écho des paroles de l’inspirée retentit comme un souvenir de musique splendide qui demeure: «Du moment que tout fuit, on est seul.»

Ce même rêve ne les rapproche pas. Au contraire. Ils sont tous deux, en même temps, pliés dans le même sens… Le même frisson, venu du même mystère, les pousse vers le même infini. Ils sont séparés de toute la force de leurs douleurs. Souffrir ensemble, hélas, quelle désunion!

Et la condamnation de l’amour lui-même sort d’elle, coule et tombe d’elle, en un cri d’agonie:

– Oh! notre grand, notre immense amour, je sens bien que, peu à peu, je m’en console!

* * *

Elle avait rejeté le cou en arrière, levé les yeux.

– Oh! la première fois! dit-elle.

Elle reprit, tandis que tous deux voyaient cette première fois, où leurs deux mains s’étaient, parmi les êtres et les choses, trouvées:

– Je savais bien que toute cette émotion mourrait un jour, et malgré les promesses palpitantes, je n’aurais pas voulu que le temps passât.

«Mais le temps est passé. Nous ne nous aimons presque plus…»

Il fit un mouvement qui retomba.

– Ce n’est pas seulement toi, mon chéri, qui t’en vas: moi aussi. J’ai cru d’abord que c’était toi seul, puis j’ai compris mon pauvre cœur qui, malgré toi, ne pouvait rien contre le temps.

Elle récita lentement, le regardant, puis détachant les yeux de lui pour regarder plus tard:

– Hélas! un jour je te dirai peut-être: «Je ne t’aime plus.» Hélas, hélas, peut-être un jour je te dirai: «Je ne t’ai jamais aimé!»

* * *

– Voilà la plaie: c’est le temps qui passe et qui nous change. La séparation des êtres qui s’affrontent, ce n’est rien en comparaison. On vivrait quand même avec cela. Mais le temps qui passe! Vieillir, penser autrement, mourir. Je vieillis et je meurs, moi. J’ai mis longtemps à le comprendre, figure-toi. Je vieillis; je ne suis pas vieille, mais je vieillis. J’ai déjà quelques cheveux blancs. Le premier cheveu blanc, quel coup! Un jour, penchée à mon miroir, prête à sortir, j’ai vu sur ma tempe deux fils blancs. Ah! c’est sérieux, cela; c’est l’avertissement, net, en plein. Cette fois-là, je me suis assise dans un coin de ma chambre, j’ai vu d’ensemble toute mon existence, depuis le commencement jusqu’à la fin, et j’ai jugé que je m’étais trompée toutes les fois que j’avais ri. Des cheveux blancs, moi aussi! moi, pourtant! Mais oui, moi. J’avais bien vu la mort autour de moi, mais ma mort, à moi, je ne la connaissais pas. Et maintenant, je la voyais, j’apprenais qu’il était question d’elle et de moi!

«Ah! échapper à cette décoloration qui se pose sur vous, vous prend, comme des pantins, par le haut; à cette extinction de la couleur des cheveux, qui vous couvre de la pâleur du linceul, des ossements et des dalles…»

Elle se souleva et cria dans le vide:

– Fuir le filet des rides!

* * *

Elle continuait:

– Je me dis: «Tout doucement, tu y vas, tu y arrives. Ta peau se desséchera. Tes yeux qui, même au repos, sourient, pleureront tout seuls… Tes seins et ton ventre se flétriront, comme les haillons de ton squelette. La lassitude de vivre entr’ouvrira ta mâchoire, qui bâillera continûment, et tu grelotteras continûment, à cause du grand froid. Ta face sera terreuse. Tes paroles qu’on trouvait charmantes paraîtront odieuses quand elles seront cassées. La robe qui te cachait trop, aux yeux des foules mâles, ne cachera pas encore assez ta nudité monstrueuse, et l’on détournera les yeux, et l’on n’osera même pas penser à toi!»

Oppressée, portant les mains vers sa bouche, elle étouffait, elle étouffait de vérité, comme si, vraiment, elle avait trop à dire. Et c’était magnifique et terrifiant.

Il la saisit dans ses bras, éperdu. Mais elle était comme délirante, transportée par une universelle douleur. On eût dit qu’elle venait d’apprendre la vérité funèbre comme une brusque mauvaise nouvelle, comme un deuil neuf.

– Je t’aime, mais j’aime le passé encore plus que toi. Je le voudrais, je le voudrais, je me consume pour lui. Le passé! Oh! vois-tu, je pleurerai, je souffrirai, tant que le passé ne sera plus.

* * *

«Mais on a beau l’aimer, il ne bougera plus… La mort partout: dans la laideur de ce qui a été trop longtemps beau, dans la saleté de ce qui était clair et pur, dans la punition des figures qu’on chérissait, dans l’oubli de ce qui est lointain, dans l’habitude, cet oubli de ce qui est proche. On entrevoit la vie: matin, printemps, espoir; il n’y a que la mort qu’on ait vraiment le temps de voir… Depuis que le monde est monde, la mort est la seule chose qui soit palpable. C’est là-dessus qu’on marche et c’est vers cela qu’on va. À quoi sert d’être belle et d’avoir de la pudeur; on marchera sur nous. Il y a dans la terre beaucoup plus de morts qu’il n’y a de vivants à sa surface; et nous, nous avons beaucoup plus de mort que de vie. Ce ne sont pas seulement les autres êtres – nos êtres – voix toutes au complet jadis autour de nous et maintenant détruites; c’est aussi, année par année, la plus grande partie de nous-mêmes. Et ce qui n’est pas encore mourra aussi. Presque tout est mort.

«Il y aura un jour où je ne serai plus. Je pleure parce que je mourrai sûrement.

«Ma mort! Je me demande comment on peut vivre, rêver, dormir, puisqu’on va mourir: on est fatigué, on est ivre.

«Malgré l’immense, le patient, l’éternel effort, et les grands assauts délibérés de l’énergie, on entend les mensonges du destin dans les serments qu’on fait. J’entends cela, moi. Chaque fois qu’on dit: oui, un non intervient, infiniment plus fort et plus vrai, monte et prend tout pour lui.

«Ah! il y a des moments, le soir surtout, où il semble que le temps hésite, usé et adouci par nos cœurs; on a le mirage délicieux d’une immobilité des heures. Mais cela n’est pas vrai. Il existe en tout un invincible néant, et c’est empoisonnés par lui que nous passons.

«Vois-tu, mon chéri, quand on pense à cela, on pardonne, on sourit, on n’en veut plus à personne, mais cette espèce de bonté vaincue est plus lourde que tout.»

* * *

Il lui embrassait les mains, courbé vers elle. Il la couvrait d’un tiède et pieux silence; mais comme toujours, je sentais qu’il était maître de lui…

Elle parlait d’une voix chantante et changée:

– J’ai toujours pensé à la mort. Une fois, j’ai avoué à mon mari cette hantise. Il est parti en guerre avec fureur. Il m’a dit que j’étais neurasthénique et qu’il fallait me soigner. Il m’a engagée à être comme lui qui ne pensait jamais à ces choses, à cause qu’il était sain et équilibré d’esprit.

«Ce n’est pas vrai. C’est lui qui était malade de tranquillité et d’indifférence: une paralysie, une maladie grise, et son aveuglement était une infirmité, et sa paix était celle d’un chien qui vit pour vivre, d’une bête à face humaine.