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«Pourtant nous étions tous les deux», murmure l’épouse… Et ils regardent l’amour. À la fin du labeur, ils allaient ensemble mêler le long de la nuit le repos et la tendresse… «Mais la nuit, nous étions un instant l’un à l’autre… Quand nous cherchions, parmi tous les chemins, le nôtre, et nous hâtions, obscurs, vers le logis mal clos, comme vers une épave au sein de tous les flots, quand l’ombre se mêlait, au fond de la vallée, à ta robe usée, humble et comme flagellée, mes yeux sous les rayons qui s’éteignaient en chœur, voyaient le battement presque nu de ion cœur. Tout seuls, que disions-nous… – Nous nous disions: je t’aime…»

«Mais ce mot, hélas, n’a pas de sens, puisque chacun est seul, et que deux voix, quelles qu’elles soient, se murmurent d’incompréhensibles secrets. Et c’est l’anathème contre la solitude à laquelle ils sont condamnés: «Ô séparation des cœurs, terre entassée sur chacun d’eux, silence affreux de la pensée! Amants, amants, nous nous cherchions à l’infini; nous étions là, nous n’avions rien qui nous unit, et proches et tremblants sous les astres qui trônent, les doigts mêlés, nous n’étions rien que deux aumônes

– Ah! dit Aimée, tu avoues cela dans ton poème! Tu ne devrais pas… C’est trop vrai.

– … Puis, venait le moment du baiser et de l’étreinte. Mais les corps ne se pénètrent pas plus que les mains, malgré les hardiesses de la pensée, et ce n’était pas de l’union, mais deux délires l’un sur l’autre.

– Je sais, dit Aimée en frissonnant d’une double honte dans toute sa personne.

– Et aux heures de désespoir, la douleur ne faisait qu’agrandir leurs deux isolements: «Enfouis dans nos corps comme dans nos linceuls, nos yeux mêlaient leurs pleurs, nos cœurs pleuraient tout seuls; je te voyais, fragile, infinie et profonde; tu pleurais… j’ai senti que chacun est un monde.»

* * *

– Ainsi, la misère et le mal apparaissent tout entiers dans une grande conscience qui ne pardonne rien. L’imprécation est finie. D’ailleurs, la vie est finie. C’est la dernière fois qu’ils reviennent à ces choses.

«La femme regarde en avant, avec la curiosité qu’elle eut en entrant dans la vie. Ève finit comme elle a commencé. Toute son âme subtile et vive de femme monte vers le secret comme une sorte de baiser aux lèvres de sa vie. Elle voudrait être heureuse, déjà…»

Aimée se mêle davantage aux paroles de son compagnon. L’imprécation sœur de la sienne lui a donné confiance. Mais il me semble qu’elle se soit amoindrie encore devant nous. Tout à l’heure, elle dominait tout; maintenant, elle écoute, elle attend, elle est saisie.

– Nous aussi, n’est-ce pas? a-t-elle dit à un moment.

C’est émouvant, cette sorte d’œuvre double de vie et d’art. Il est lyrique; elle est dramatique. Ils sont à la fois créateurs, acteurs, victimes. On ne sait plus ce qu’ils sont. Il n’y a qu’une grande vérité, qui est la même pour les paroles et pour la destinée. Où commence le drame qu’ils jouent, et celui qui joue avec eux?

* * *

– Une immense piété les dévore d’espérance: «Je crois en Dieu, je ne crois plus en moi!» Mais la curiosité, inlassable, se glisse. Comment sera le paradis, comment ne souffrira-t-on plus?…

«Le paradis, dit-il, nous l’avons entrevu pauvrement sur la terre. Les espoirs, les émotions, les belles effusions et les récompenses intérieures de l’orgueil, tout cela a été un peu de paradis. C’était comme de brefs moments de Dieu… Mais cela était vite caché par notre ignominie, notre noirceur humaine. Maintenant, notre triste voie va tomber et ce sera Dieu sans fin. La femme reprend: «Que serai-je, moi?»

Aimée dit: Elle a raison. Car enfin, que faut-il lui répondre?

– Il lui démontre que le bonheur parfait est une entité dont la nature nous échappe. On ne peut pas toucher l’éternité, encore moins l’expérimenter. Il faut laisser faire Dieu, et nous endormir comme des enfants dans le soir de nos soirs.

– Pourtant… fait Aimée.

– Mais, en proie à une divination qui peu à peu l’accapare, la femme a posé de nouveau l’insoluble question vivante: «Que serons-nous?»

«Et alors, de nouveau, il lui répond par ce qu’ils ne seront pas. Malgré qu’il voudrait dire quelque chose de positif, la vérité s’empare de lui et le tourne vers la négation: «Nous ne serons plus nos haillons, nos chairs, nos sanglots…» Et il s’enfonce dans son ombre pour la nier. «Que serons-nous?» crie-t-elle avec un tremblement. – Plus d’ombre; plus de séparation, plus d’effroi, plus de doute. Plus de passé, plus d’avenir, plus de désir: le désir est pauvre puisqu’il n’a pas. Plus d’espoir.

– Plus d’espoir?

– L’espoir est malheureux, puisqu’il espère. Plus de prière: la prière est dénuée, elle aussi, puisque c’est un cri qui monte et qui nous abandonne… Plus de sourire: le sourire n’est-il pas toujours à moitié triste? On ne sourit qu’à sa mélancolie, à son inquiétude, à sa solitude d’avant, à sa douleur qui fuit; le sourire ne dure pas, car s’il durait il ne serait pas; il a pour caractère d’être mourant… – «Mais qu’est-ce que je serai, moi, moi!» Ce cri: «Moi!» prend peu à peu toute la place, et vibre, et réclame. Et encore une fois, il lui jette des paroles fantômes, puisqu’on lui demande ce qui sera et qu’il offre en réponse ce qui ne sera plus. Il étale à nouveau les maux subis, comme un épouvantail. Il les tire de l’enfouissement du mystère. Il avoue ce qu’il n’a jamais avoué. «Il y a ceci, cela que je t’ai toujours caché. Je te disais cela, mais je mentais.» Il inventerait presque, dans le besoin de trouver quoi répondre à l’interrogation trop simple. Il détaille les désirs, et chacun de ses lambeaux de phrases évoque une géhenne. Il a tout désiré: le bien d’autrui, le destin d’autrui, la gloire, foule immortelle. Il fait même entrevoir tout un drame tué en lui, convulsé, immobilisé, tout un grand poème possible: «Enfer plus effrayant et plus atroce encore: notre fille, qui ressemblait à ton aurore!» Il n’a pas succombé à ses désirs, il ne les a que plus parfaitement soufferts. Il a porté en lui, avec des airs de calme, la tentation éternelle: «Clouée en moi, mais tout entière et toute grande… Oh! tapi dans mon cœur, torturant et caché, l’inavouable mal de n’avoir pas péché!»

«Il a par-dessus tout désiré le passé, et il revient sur cette souffrance si simple et si sûre – le passé qui est mort. Il aurait voulu pénétrer dans le passé, comme dans l’avenir, comme dans le cœur aimé. Mais le souvenir est implacable. Il est: rien; il est: jamais plus, et celui qui revoit souffre et a le remords d’autrefois, comme un malfaiteur. Et il était aussi, et ils étaient tous deux, malgré leur piété, qui s’est enfoncée en eux avec leur vieillesse, obsédés par l’idée de la mort. L’idée de la mort était partout. Car ce qui est épouvantable, ce n’est pas la mort, c’est l’idée de la mort qui ruine toute l’activité en projetant une ombre souterraine. L’idée de la mort: la mort qui vit… «Oh! comme j’ai souffert… Comme j’ai dû souffrir!»

«Voilà ce qui fut et qui, enfin, ne sera plus. Voilà toutes les espèces de ténèbres qui nous ont défendus contre la durée du bonheur. Tout se réduit à de l’envahissement et à du noir dont la vie veut s’évader. «Nous sommes ceux, crie-t-il comme au commencement, nous sommes ceux qui n’ont jamais eu de lumière, que l’ombre universelle a repris chaque soir, ceux dont le sang vivant, le sang profond, est noir, ceux dont le rêve obscur salit tout ce qu’il touche, et nos yeux sont aussi ténébreux que nos bouches. Vides et noirs, nos yeux sont aveugles, nos yeux sont éteints: il leur faut le grand secours des cieux… Souviens-toi, quand groupés sous la calme tempête du soir, nous conservions un rayon sur nos têtes, et nous voulions longtemps que la nuit ne fût pas. Ton faible bras, posé fortement sur mon bras, palpitait… Écrasant notre morne envolée, la nuit nous reprenait la lumière volée…»