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«La nuit s’épandait d’eux comme d’une blessure à leur flanc; ils faisaient vraiment de l’ombre… Et borné, ébloui par son raisonnement d’enfant, il crie: «La nuit s’engloutira; tu seras la lumière!» Mais la piteuse promesse immense n’a aucune influence sur l’effroi de la femme, et elle continue à demander ce qu’elle sera, elle: car la lumière, ce n’est rien. Rien, rien… Elle cherche en vain à lutter contre ce mot.

«Il lui reproche d’être en contradiction avec elle-même en réclamant à la fois le bonheur terrestre et le bonheur céleste; elle lui répond, du fond d’elle-même, que ce qui est contradictoire, ce n’est pas elle, ce sont les choses qu’elle veut.

«Alors, il saisit encore une autre branche de salut, et avec une avidité désespérée, il explique, il hurle: On ne peut pas savoir! Comment le pourrait-on! Quelle folie, quel sacrilège, de le tenter! Il s’agit d’un ordre de choses tellement différent de celui que nous concevons! Le bonheur divin n’a pas la même forme que le bonheur humain. «Le divin bonheur est hors de nous

«Elle s’est dressée frémissante:

«Ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai! Non, mon bonheur n’est pas en dehors de moi-même, puisque c’est mon bonheur…» «L’univers est l’univers de Dieu, mais mon bonheur, c’est moi qui en suis Dieu.» «Ce que je veux, ajoute-t-elle avec une simplicité définitive, c’est d’être heureuse, moi, telle que je suis et telle que je souffre.»

Aimée avait tressailli: elle pensait sans doute à ce qu’elle avait dit tout à l’heure: «une réponse qui me regarde personnellement, telle que je suis ici», et elle ressemblait plus à cette femme qu’à elle-même…

– Moi telle que je souffre, répéta l’homme.

«Importante parole! Elle nous mène distinctement devant cette grande loi: Le bonheur n’est pas un objet, ni une expression de calcul; il naît de la misère et il y tient tout entier, et on ne peut pas plus dissocier la joie et la souffrance, que la lumière et l’ombre. En les séparant, on les tue toutes les deux. «Moi, telle que je souffre!» Comment être heureux dans un calme parfait et une clarté pure, abstraits comme une formule? Nous sommes faits de trop de besoins et d’un cœur trop déréglé. Si on nous enlevait tout ce qui nous fait mal, que resterait-il? Et le bonheur qui viendrait alors ne serait pas pour nous, il serait pour un autre. Le cri confus qui dit, en croyant raisonner: Nous avons eu un reflet de bonheur effacé par de l’ombre; l’ombre disparaissant, nous aurons tout le bonheur lui-même, – est un mensonge de fou. Et c’est aussi un mensonge de fou que de dire: nous aurons un bonheur pur que nous ne pouvons pas concevoir.

«Et la femme dit: «Mon Dieu, je ne veux pas du ciel!»

– Eh quoi! dit Aimée en tremblant, il faudrait qu’on puisse être misérables au paradis!

– Le paradis, c’est la vie, dit-il.

Aimée se tut et resta là, la tête levée, comprenant enfin, qu’avec toutes ces paroles il lui répondait simplement à elle, et qu’il lui avait refait dans l’âme une pensée plus haute et plus juste.

* * *

– L’homme est maintenant à l’unisson, reprend-il. D’ailleurs, il sentait depuis quelques instants à quelle erreur se butait sa colère. – Et le voilà qui souligne, perfectionne la dramatique vérité entr’aperçue dans l’éclair féminin. Et Dieu, Dieu? dit-elle. – Dieu ne peut rien faire pour les hommes. Il n’y a rien à faire. Il n’est pas l’impossible; il n’est que Dieu.

«Et alors que font-ils, ces deux croyants inconsolables malgré Dieu?… Ils reconstruisent confusément, souvenir par souvenir, leur vie, et ils l’adorent dans sa misère où il y avait tout. À côté de chacun de ces éclairs de joie ou d’orgueil que tout à l’heure ils disaient être des parcelles de Dieu, ils voient l’ombre qui le permettait, la faiblesse qui le préparait, le risque et le doute qui l’entouraient comme des soins, le tremblement qui lui donnait la vie… L’aspect de leur destin ainsi réellement revenant à leurs yeux se fond dans celui de leur amour, d’autant plus ébloui qu’il fut plus tourmenté. Si lui n’avait pas été pauvre, il n’aurait pas éprouvé toute la charité dont elle le combla, lorsqu’il s’approcha de sa lumière qui lui était nécessaire, et de sa bouche de femme au silence appelant!

«Il semble qu’ils revivent, qu’ils imitent cela… On dirait qu’ils se connaissent mal et que peu à peu ils se reconnaissent, s’évaluent et s’enlacent. L’ombre, disent-ils, nous la cherchions. Ils se voient l’un l’autre cherchant, pendant le jour, le crépuscule au cœur des chambres, au sein des bois. Ils contemplaient, ils comprenaient la nature. Ils la comprenaient trop et lui donnaient ce qui n’était pas à elle, lorsque leur émotion mortelle accordait un sourire suprême au soir… «Et tout autour de nous, le jour mourait, hélas!»

Je ne savais plus au nom de qui parlait devant moi cette créature humaine, et si, dans sa bouche, il était question d’elle-même ou des autres. Serré entre ces murs, jeté au fond de cette chambre comme une loque humide, l’homme paraissait réaliser une de ces grandes œuvres où la musique se mêle aux paroles:

– Nous avions peur, nous avions froid… Tu étais environnée d’ombres: notre soir, ta robe, ta pudeur… Mais quelle aurore quand j’allais vers toi! «Ah! lorsque j’attirais dans mes bras de conquête sous les voiles du soir ta précieuse tête, lorsque j’entrevoyais dans tes gestes brisés ta bouche et son silence infini de baisers, ta chair qui dans la nuit est blanche comme un ange…» Lorsque je m’approchais de ta figure comme du miroir de mon sourire; lorsque, debout près de toi, te soutenant et soutenu par toi, je plongeais mes yeux fermés dans le soleil de tes cheveux, pour m’éblouir; quand je fouillais ton ombre avec mes mains pensantes.

«Nous avions besoin l’un de l’autre, nous souffrions l’un par l’autre… Oh! douter, ignorer, espérer, pleurer! Et c’est ainsi que cela fut toujours. Malgré les défaillances, les oublis, les faiblesses et les pauvretés, la grande pauvreté de notre amour régna.

– Ah! dit Aimée, il ne faut pas maudire, il ne faut pas regretter, il faut aimer son cœur.

Il continuait sans s’arrêter à elle: – Et les mourants disent: «Et quand la vie, à la longue, sans nous rapprocher plus qu’il n’est possible, hélas, sans faire de deux êtres un seul être, nous façonna cependant assez semblables pour que la tendresse nous rendît par miracle sensibles l’un à l’autre, nous avons gagné ensemble un recueillement et un culte – une religion qui tremble – pour notre misère même. Nous la trouvions partout avec la mort; nous adorions la faiblesse humaine dans le vent qu’on sent frémir et qui s’approche – et qui va toujours; dans le couchant qui se dépouille; dans l’été qu’on voit souffrir et décliner; dans l’automne dont la beauté contient des pressentiments, et dont les feuilles mortes font mourir tristement le bruit des pas; dans le ciel étoile dont la grandeur paraît de la folie; et même il était difficile de croire que la pierre eût un cœur de pierre et que l’avenir ne fût pas innocent et exposé à l’erreur! Et nous résistions, et nous nous étendions d’espoir.