«Souviens-toi quand tombait sur les grandes descentes, le soir où nous sentions la vieillesse venir, nous joignions deux à deux nos mains insuffisantes et tournions malgré tout nos yeux vers l’avenir. L’avenir! Sur ta joue infinie une ride souriait. Tout était magnifique et tremblant, la sage vérité tombait du ciel splendide et son dernier reflet posait sur ton front blanc. Avares, las, ouvrant à peine les paupières, pleins du pauvre passé qui ne peut pas guérir, nous espérions; le soir amollissait les pierres, tes yeux étaient dorés, je te sentais mourir!»
«La vie s’exalte avec une sorte de perfection dans la vie finissante. «C’est beau, chante-t-il plus profond encore, c’est beau d’arriver à la fin de ses jours… C’est ainsi que nous avons vécu le paradis.»
Et ils en viennent à se dire timidement, gauchement: «Je t’aime». Au seuil de l’azur perpétuel ils cherchent à réaliser l’humble commencement de la vie expiatoire. Et ils vont jusqu’à assurer que Dieu souffre de les voir mourir, et ils le plaignent. Puis ceux qui vont ne plus souffrir se disent un adieu affreux sur lequel finit le drame.
– Ils ont raison, dit Aimée en un cri où elle était toute.
– Voilà la vérité, dit le poète. Elle n’efface pas la mort. Elle ne diminue pas l’espace, ne retarde pas le temps. Mais elle fait de tout cela et de l’idée que nous en avons les sombres éléments essentiels de nous-mêmes. Le bonheur a besoin du malheur; la joie se fait en partie avec de la tristesse; c’est grâce à notre crucifixion sur le temps et l’espace, que notre cœur, au milieu, palpite. Il ne faut pas rêver une sorte d’absurde abstraction; il faut garder le lien qui nous retient au sang et à la terre. «Tels que nous sommes!» souviens-toi. Nous sommes un grand mélange; nous sommes plus que nous ne le croyons: qui sait ce que nous sommes!…
Sur la figure féminine que l’épouvante de la mort avait rigidement contractée, un sourire s’était remis à vivre. Elle demanda avec une grandeur enfantine:
– Que ne me disais-tu cela tout de suite dès que je t’ai interrogé?
– Tu ne pouvais me comprendre alors. Tu avais engagé ton rêve de détresse dans une voie sans issue. Il fallait donner à la vérité un autre cours pour te la présenter à nouveau.
Quelque chose encore, que je vois en eux, les fait vibrer: la beauté, la bonté d’avoir parlé. Oui, cela les a nimbés pendant les quelques instants où ils ne sont pas encore tombés du rêve.
– C’est bon, soupira-t-elle, d’avoir là toutes ces paroles, qui disent exactement ce qui est contre nous.
– S’exprimer, éveiller ce qui est vivant, dit-il, c’est la seule chose qui donne vraiment l’impression de la justice.
Après cette grande parole, ils se turent. Ils étaient, pendant une fraction de temps, aussi rapprochés qu’on peut l’être ici-bas – à cause de l’auguste assentiment à la vérité haute, à la vérité ardue (car il est difficile de comprendre que le bonheur soit à la fois heureux et malheureux). Elle le croyait pourtant, elle, la rebelle, elle, l’incrédule, à qui il avait donné un vrai cœur à toucher.
IX
La fenêtre était grande ouverte. Le soir entrait, vibrant, abondant, comme une saison. Je vis dans les rayons poudroyants du couchant trois personnes placées à contre-jour des longs reflets mordorés. Un vieillard, l’air chagrin et brisé, au visage labouré de rides, assis dans le fauteuil tiré près de la fenêtre; une grande jeune femme aux cheveux très blonds qui présentait une figure de madone. Un peu à l’écart, une femme enceinte était assise et, de son œil fixe, semblait contempler l’avenir.
Celle-ci ne se mêlait point à la conversation, soit qu’elle fût de condition plus modeste, soit que sa pensée se consacrât toute à l’événement de sa chair. On voyait, dans le demi-jour où elle s’était retirée, sa forme grossie et doucement monstrueuse, et son tendre rictus absorbé.
Les autres causaient. L’homme employait une voix cassée, inégale. Un peu de trépidation fébrile le prenait parfois aux épaules, et il avait de temps à autre de brusques mouvements qui ne venaient pas de lui; ses yeux étaient bridés, sa parole portait l’empreinte d’un accent étranger. Elle, elle se tenait tranquillement à côté de lui, avec sa clarté et sa douceur du Nord, si blanche et si dorée que la lueur du jour semblait mourir plus lentement qu’ailleurs, sur sa pâle figure argentée et l’auréole diffuse de ses cheveux.
Était-ce un père et sa fille, un frère et sa sœur? On sentait qu’il l’adorait, mais que ce n’était pas sa femme.
Il la regarda de ses yeux éteints où le soleil qui était sur elle mit un reflet.
Il dit:
– Quelqu’un va naître; et quelqu’un va mourir.
La femme enceinte fit un mouvement. L’autre cria à mi-voix, vivement penchée vers lui:
– Que dites-vous, Philippe!…
Il sembla indifférent à l’effet produit par ses paroles, comme si cette protestation n’eût pas été sincère, ou était vaine.
Il n’était peut-être pas vieux; ses cheveux me paraissaient à peine grisonnants. Mais il était saisi par une souffrance mystérieuse, qu’il supportait mal, dans une crispation continue. Il n’avait pas longtemps à vivre. Cela se voyait à des signes éternels autour de lui: une pitié effrayée et trop discrète dans les regards, et déjà un deuil presque insupportable.
Il se met à parler après un effort de sa chair pour rompre le silence. Comme il est placé entre la fenêtre ouverte et moi, ses paroles se dissipent en partie dans l’espace.
Il parle de voyages. Je crois aussi qu’il a parlé de son mariage, mais je n’ai pas entendu ce qu’il en a dit.
Il se ranime, sa voix s’élève; elle est, à présent, d’une profonde et angoissante sonorité. Il vibre; une passion contenue anime ses gestes, ses regards, attiédit et agrandit ses paroles. On voit à travers lui l’homme actif et brillant qu’il devait être, avant d’avoir été souillé par la maladie.
Il a tourné un peu la tête et je l’entends mieux.
Il rappelle les villes et les pays parcourus, les énumère. C’est comme des noms sacrés qu’il invoque, des cieux lointains et différents qu’il supplie: l’Italie, l’Égypte, les Indes. Il est venu ici, entre deux étapes, pour se reposer; et il se repose, inquiet, comme un fugitif se cache. Il va falloir repartir, et ses yeux ont resplendi. Il dit tout ce qu’il veut voir encore. Mais le crépuscule se fonce peu à peu; la tiédeur de l’air se dissipe comme un bon rêve; et il pense seulement à tout ce qu’il a vu:
– Tout ce que nous avons vu, tout ce que nous apportons d’espace avec nous!
Ils donnent l’idée d’un groupe de voyageurs jamais calmés, de fuyards éternels, arrêtés un instant de leur course insatiable, dans un coin du monde qu’on sent petit, à cause d’eux.