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* * *

– Palerme… La Sicile…

Il tâche de s’enivrer du souvenir spacieux, puis qu’il n’ose pas aller dans l’avenir. Je vois l’effort qu’il fait pour se rapprocher de quelque point lumineux des jours écoulés.

– Carpeia, Carpeia! fit-il. Vous souvenez-vous, Anna, de cette matinée enchantée de lumière? Le passeur et sa famille étaient à table en pleine campagne. Quelle flamme sur la nature!… La table ronde et pâle comme un astre. Le fleuve luisait. Au bord, des tamaris avec des lauriers-roses. Non loin était le barrage au soleiclass="underline" le long coup d’épaule étincelant du fleuve… Le soleil fleurissait toutes les feuilles. L’herbe brillait comme si elle eût été pleine de rosée. Les buissons semblaient avoir des bijoux. Le vent était si faible que c’était un sourire, pas un soupir.

Elle l’écoutait; elle recueillait ses paroles, ses révélations, placide, profonde et limpide comme un miroir.

– La famille du passeur, reprit-il, n’était pas au complet. La jeune fille s’était éloignée, et, à l’écart des siens, assez loin pour ne pas les entendre, rêvait, assise sur un banc rustique. Je vois l’ombre doucement verte du grand arbre sur elle. Elle était au bord du mystère violet du bois, avec sa pauvre robe.

«Et j’entends les mouches qui bourdonnaient dans cet été lombard, autour de la rivière sinueuse qu’on longeait et qui, à mesure, se déployait avec des grâces.

«… Qui dira, murmura l’évocateur, qui traduira dans une œuvre le bourdonnement d’une mouche! C’est impossible. Peut-être parce que ce bourdonnement ne fut jamais isolé, et que toutes les fois que nous l’entendîmes, il était mêlé à la musique universelle d’un moment.

* * *

«Là où j’ai eu le plus l’impression du soleil du Midi, continua-t-il, considérant un autre souvenir, c’est à Londres, dans un musée; devant un tableau représentant un effet de soleil dans la campagne romaine, un petit Italien en costume, un modèle, tendait son cou. Parmi l’immobilité des gardiens mornes, et le courant des visiteurs pluvieux, dans le gris et l’humidité, il rayonnait; il était muet, sourd à tout, plein de soleil secret, et il avait les mains unies, presque jointes; il priait le divin tableau.

– Nous avons revu Carpeia, dit Anna. Le hasard de nos voyages nous y a fait passer en novembre. Il faisait grand froid; nous avions toutes nos fourrures; le fleuve était gelé.

– Oui, et on marchait sur l’eau! C’était désolé et curieux. Tous les gens qui vivaient de l’eau: le passeur, les pêcheurs, les mariniers, les laveuses et les maris des laveuses, – tous ces gens-là marchaient sur l’eau.

Il fit une pause; puis il demanda:

– Pourquoi certains souvenirs restent-ils impérissables?

Il enfouit sa figure dans ses mains tristes et nerveuses, et souffla:

– Pourquoi, pourquoi!

* * *

– Notre oasis, – reprit-elle, pour l’assister dans son œuvre de souvenirs, ou bien parce qu’elle-même partageait le vertige de revivre – c’était, dans votre château de Kief, le coin des tilleuls et des acacias.

«Tout un côté de la pelouse est toujours jonché de fleurs en été et de feuilles en hiver.

– C’est là, dit-il, que je vois encore mon père. Il avait l’air bon. Il était revêtu d’un gros manteau de drap pelucheux, et portait une toque de feutre rabattue sur les oreilles. Il avait une grande barbe blanche, et ses yeux pleuraient un peu, à cause du froid.

Il revint à son idée:

– Pourquoi gardé-je de mon père ce souvenir plutôt que tel autre? Quel signe extraordinaire me le désigne seul? Je ne sais, mais c’est là l’image de lui. C’est ainsi qu’il dure en moi, c’est ainsi qu’il n’est pas mort.

Puis il trembla presque en disant:

– J’aime Bakou. Je ne reverrai plus ce pays. Près des puits de pétrole, ce grand paysage gris, démesuré. De la boue, des flaques d’huile très sombres et irisées. Un vaste ciel, dépouillé d’azur. Des chemins interminables où les ornières brillent comme des rails. Les bâtiments noirs et luisants comme les hommes. L’odeur du pétrole; partout, jusque sur les fleurs, l’éternelle odeur de la mer souterraine.

«Je ne reverrai plus ce pays. D’ailleurs je n’y connais plus personne. L’année dernière le vieil avare Borine était encore là à amasser et à compter son argent.

– Quand il a senti venir la mort, dit la jeune femme, il a dit: «Je vais être ruiné.»

Le jour baissait. La femme paraissait de plus en plus visible parmi les autres, et de plus en plus belle.

– Il avait, lui aussi, une grande bonté sur les traits. Pourquoi les avares, qui aiment une chose d’amour, n’auraient-ils pas l’air bon?

Un léger frisson secoua les épaules du malade.

– Fermez la fenêtre, je vous prie, dit-il. J’ai froid.

Quand on l’eut fermée, du silence tomba. Elle dit:

– J’ai reçu une lettre de Catherine de Berg.

– Toujours la même?

– Oui: elle se meurt de regret. Elle a beau aller de pays en pays – elle était la semaine dernière aux îles Baléares – elle traîne partout, comme une sorte de paresse, son veuvage inconsolable. Quelle force il faut pour être ainsi inconsolable! Elle combat sa jeunesse et sa beauté. Elle ne voyage pas pour atténuer son deuil, mais pour l’augmenter, le mettre partout dans le monde. En réalité, elle ne veut aucune distraction. Cela la désole quand, par une revanche de la vie, elle oublie un instant. Un jour, je l’ai vue pleurer parce qu’elle avait ri. Et pourtant, son chagrin est calme à voir, aussi calme que sa grâce sur sa figure.

Je voyais la silhouette de l’homme sur les rideaux blafards – dos courbé, tête hochante, cou maigre. Il leva les mains.

– La vraie douleur reste en nous, fit-il. Ce n’est presque rien à voir et à entendre. Mais elle arrête facilement tout, même la vie. La vraie douleur revêt les formes grandioses de l’ennui.

Avec des mouvements presque maladroits, il tira un étui de cigarettes de sa poche.

Il alluma une cigarette. Je perçus, tant que la vive petite lueur s’y plaqua comme un masque éclatant, ses traits ravagés. Puis il fuma dans le demi-jour, et l’on ne distinguait que la cigarette enflammée, remuée par un bras aussi vague, aussi léger que la fumée qu’elle exhalait. Quand il portait la cigarette à sa bouche, je voyais la lumière de son souffle dont tout à l’heure, dans la fraîcheur de l’espace, j’avais vu la brume.

… Ce n’était pas du tabac qu’il fumait: une odeur pharmaceutique m’écœura.

Il tendit la main, mollement, vers la fenêtre fermée, – modeste avec ses petits rideaux à moitié relevés.

– Regardez… C’est Bénarès et Hallihabad… Incendie d’or rouge dans le gris, scintillement d’êtres humains étranges. Ce ne sont pas des êtres, ce sont des statues de dieux, sous le ciel violet du soir. Ils bougent… Non… Si. C’est une cérémonie somptueuse où se noient des tiares, des insignes et des ornements de femmes… Au bord, le grand prêtre, avec sa complexe coiffure étagée, et ses mains contournées – vague pagode, architecture, époque, race. Comme nous sommes différents de ces créatures… Qui a raison?

Maintenant, il élargit le cercle du passé. Il a l’air de le faire en un pesant et puissant effort, comme s’il élargissait un cercle d’enfer et de supplication.