On entendait qu’ils se parlaient à cœur ouvert. Quelle chose admirable que se parler à cœur ouvert, sans réticence, sans l’ignorance honteuse et coupable de ce qu’on dit, et d’aller droitement l’un à l’autre; c’est presque un miracle de rayonnement, de paix et d’existence.
Il se taisait. Il avait fermé les yeux, quoique continuant à la voir. Il les rouvrit sur elle.
– Vous êtes mon ange qui ne m’aimez pas.
En disant cela sa figure s’obscurcit. Ce simple spectacle m’accabla: l’infini du cœur qui participe à la nature: sa figure s’obscurcit.
Je voyais de quel amour il s’élevait vers elle. Elle le savait; il y avait dans ses paroles, dans son maintien près de lui, une immense douceur qui, minutieusement, le savait. Elle ne l’encourageait pas, ne lui mentait pas, mais chaque fois qu’elle le pouvait, par un mot, par un geste tendu ou par quelque beau silence, elle essayait de le consoler un peu d’elle-même, du mal qu’elle lui faisait avec sa présence, avec son absence.
Il prononça, après l’avoir encore une fois contemplée, tandis que l’ombre le rapprochait encore d’elle malgré lui:
– Vous êtes la triste confidente de mon amour pour vous.
Il reparla du mariage. Puisque toutes les mesures étaient prises, que ne l’accomplissait-on tout de suite?
– Ma fortune, mon nom, Anna, le contact pur qui, de moi, restera sur vous, quand… quand j’aurai été un passant.
Il voulait répandre de sa main le bienfait durable dans le vague avenir, la caresse trop légère, hélas, comme une bénédiction. Pour le présent, il n’aspirait même qu’à la faible et fictive union de ce mot: le mariage.
– Pourquoi parler de cela…
Elle ne répondait pas directement, prise d’une répugnance presque insurmontable, à cause sans doute de cet amour qu’elle avait au cœur et que son interlocuteur avait avoué pour elle. Bien qu’elle eût consenti en principe et laissé faire – puisque les formalités étaient remplies – elle n’avait jamais répondu nettement à cette supplication qui, chaque fois qu’ils étaient seuls, allait de lui à elle comme un regard.
Mais, ce soir, n’était-elle pas au bord du consentement, de la décision qu’elle prendrait malgré l’intérêt matériel qu’elle pourrait y trouver, qu’elle prendrait dans son âme si blanche et qu’on connaissait vite – pour se soumettre à lui, et lui permettre le pauvre rapprochement?
– Dites? murmura-t-il.
Nous regardâmes sa bouche… Elle souriait presque déjà, cette bouche suppliée comme un autel, comme la figure d’une divinité, précieuse des espérances qui s’épanchaient vers elle seule, en même temps que toutes les beautés du soir.
Le moribond, sentant venir l’acceptation, murmura:
– J’aime la vie…
Il secoua la tête:
– J’ai si peu de temps qui me reste, si peu de temps à moi, que je voudrais ne plus dormir la nuit.
Puis il se tut pour l’entendre.
Elle a dit: oui, et touché de sa main – à peine – la main du vieillard.
Et malgré moi, mon attention impitoyable s’est aperçue que ce geste était empreint d’une solennité théâtrale, d’une grandeur consciente d’elle-même. Même loyal et chaste, sans arrière-pensée, le sacrifice porte un orgueil glorificateur que je vois, moi qui vois tout.
Dans l’hôtel, on ne parle que des étrangers. Ils occupent trois chambres, ont un nombre considérable de bagages, et l’homme est, paraît-il, fort riche, quoique de goûts très simples. Ils resteront à Paris jusqu’à la délivrance de la jeune femme, qui sera mère dans un mois, et qui doit faire ses couches dans une maison de santé du quartier. Mais l’homme est, dit-on, très malade. Mme Lemercier en est extrêmement ennuyée. Elle appréhende qu’il ne meure dans sa maison… Elle en est honteuse d’avance. La location s’est faite par correspondance, sinon elle n’aurait pas reçu ces gens – malgré la réclame que lui fait leur fortune. Elle espère qu’il durera assez pour pouvoir repartir; mais quand on la rencontre, elle a l’air préoccupé.
… Quand je le revois, je songe que, réellement, il va bientôt mourir. Il est affaissé, les coudes aux bras du fauteuil, les mains pendantes. Il semble pousser avec effort son regard. Comme son visage est baissé, la clarté de la fenêtre éclaire non ses prunelles, mais le bord de ses paupières inférieures, de sorte que sa face a l’air écorchée. Un ressouvenir de ce qu’a dit le poète me fait trembler devant cet homme qui a fini, qui domine presque toute son existence d’une souveraineté épouvantable, qui est revêtu d’une beauté devant laquelle Dieu lui-même est impuissant.
X
Il parlait de la musique.
– Pourquoi, dit-il, est-on saisi par le rythme? Au milieu du désordre de la nature, la création humaine apporte, partout où elle se manifeste, son grand principe de régularité et de monotonie. Ce n’est qu’en obéissant à cette dure loi que l’œuvre, quelle qu’elle soit, monte et s’établit d’une façon sûre. Cette vertu austère différencie la rue de la vallée, et élève un escalier aux marches égales dans la montagne du bruit. Car le désordre n’a pas d’âme, et la régularité est pensante.
Puis il parla de la proportion, de l’harmonie, de l’unité. Je n’entendais que des fragments de ses phrases, comme si le vent m’apportait par bouffées l’odeur de la campagne et de la vaste mer.
On frappa à la porte.
C’était l’heure du médecin. Il se leva en trébuchant, – flétri et vaincu devant ce maître.
– Comment ça va depuis hier?
– Mal, dit le malade.
– Allons, allons! fait tranquillement le nouveau venu.
On les a laissés seuls tous deux. L’homme s’est rassis avec une lenteur et une gaucherie ridicules. Le docteur se tient debout entre lui et moi. Il l’interroge:
– Eh bien, ce cœur?
Par un instinct qui me parut tragique, ils ont baissé tous les deux le ton, et c’est à voix basse que le malade fait à son médecin quotidien l’aveu de sa journée de maladie.
L’homme de science écoute, interrompt, hoche la tête, approbatif. Il clôture cette confession en répétant, à voix haute maintenant, l’interjection banale et rassurante qu’il a déjà employée, avec le même geste large, stagnant:
– Allons, allons, je vois qu’il n’y a rien de nouveau…
Il s’est déplacé, et j’ai vu le patient: les traits tirés, les yeux hagards, tout secoué d’avoir parlé du lugubre mystère de son mal.
Il se calme, et cause avec le praticien, qui s’est carré, l’air bonhomme, dans une chaise. Il entame quelques sujets de conversation, puis il revient malgré lui, comme un maudit au mal, à cette chose sinistre qu’il porte: sa maladie.
– Quelle honte! dit-il.
– Peuh! fait le médecin, blasé.
Puis il se lève:
– Allons! à demain.
– Oui, pour la consultation.
– C’est cela. Allons, au revoir!
Le médecin s’en va d’un pas léger, avec ses sanglants souvenirs, tout ce fardeau de misère dont il ne sait plus le poids.
La consultation venait sans doute de s’achever. La porte s’était ouverte. Deux médecins entrèrent; ils me parurent gênés dans leurs mouvements. Ils restèrent debout. L’un était un homme jeune, l’autre un vieillard.