Mais le jeune homme ne pouvait pas s’empêcher de parler:
– C’est la propriété et la patrie, dit-il.
– Chut! s’écria le vieux maître. Je ne vous suis plus sur ce terrain. Je reconnais les maux présents. J’appelle de tous mes vœux l’ère nouvelle. Je fais plus, j’y crois. Mais ne parlez pas ainsi de deux principes sacrés!
– Ah! dit amèrement le jeune homme, vous parlez comme les autres, maître… Il faut pourtant aller à la source du mal, vous les avez bien, vous… (et violemment): «Pourquoi faites-vous comme si vous ne le saviez pas!… Si on veut guérir de l’oppression et de la guerre, on a raison d’attaquer par tous les moyens utiles – tous! – le principe de la richesse individuelle et le culte de la patrie.
– Non, on n’a pas raison! fit le vieillard qui s’était levé en grande agitation, et jeta à son interlocuteur un regard durci, presque sauvage…
– On a raison, cria l’autre.
Tout à coup, la tête grise retomba, et le vieillard dit à voix basse:
– Oui, c’est vrai, on a raison…
«Je me souviens… un jour, pendant la guerre; nous étions réunis autour d’un moribond. Personne ne le reconnaissait. Il avait été trouvé dans les débris d’une ambulance bombardée (volontairement ou non, cela revenait exactement au même!); sa figure avait été mutilée. On ne savait pas ce que c’était: il appartenait à une des deux armées, c’était tout ce qu’on pouvait dire. Il gémissait, pleurait, hurlait, inventait d’épouvantables cris. On essayait de percevoir dans son agonie un mot, un accent, qui eût au moins indiqué sa nationalité. On n’a pas pu; on n’a rien pu entendre de distinct jaillir de l’espèce de figure qui pantelait sur le brancard. Nous l’avons suivi des yeux et écouté, jusqu’à ce qu’il se fût tu. Quand il est mort et que nous nous sommes arrêtés de trembler, – pendant un moment j’ai vu et j’ai compris. J’ai compris dans mes entrailles que l’homme s’enracine plus à l’homme qu’à ses vagues compatriotes. J’ai compris que toutes les paroles de haine et de révolte contre l’armée, que toutes les insultes au drapeau, et que tous les appels antipatriotiques résonnent dans l’idéal et dans la beauté.
«Oui, on a raison, on a raison! Et après ce jour, plusieurs fois, il m’a été donné d’aller jusqu’à la vérité. Mais que voulez-vous… Moi, je suis vieux et je n’ai pas la force d’y rester!»
– Maître! murmura le jeune homme, debout, avec un accent de respect ému.
Le vieux savant continua, s’exaltant dans une révélation de sincérité, s’enivrant de vérité:
– Oui, je sais, je sais, je sais, vous dis-je! Je sais que, malgré la complication des arguments et le dédale des cas spéciaux où on se perd, rien n’ébranle la simplicité absolue de dire que la loi qui fait naître les uns riches et les autres pauvres et entretient dans la société une inégalité chronique, est une suprême injustice qui n’est pas plus fondée que celle qui créait autrefois des races d’esclaves, et que le patriotisme est devenu un sentiment étroit et offensif qui alimentera, tant qu’il existera, la guerre horrible et l’épuisement du monde; que ni le travail, ni la prospérité matérielle et morale, ni les nobles délicatesses du progrès, ni les prodiges de l’art n’ont besoin d’émulation haineuse – et que tout cela, au contraire, est écrasé par les armes. Je sais que la carte d’un pays est faite de lignes conventionnelles et de noms disparates, que l’amour inné de soi nous conduit plus près de l’homme même que de ceux qui font partie d’un même groupe géographique; que l’on est plus compatriote de ceux qui vous comprennent et vous aiment, et sont au niveau de votre âme, ou de ceux qui pâtissent du même esclavage – que de ceux qu’on rencontre dans la rue… Les groupements nationaux, unités de l’univers moderne, sont ce qu’ils sont, soit. Par la déformation grandissante, monstrueuse, du sentiment patriotique, l’humanité se tue, l’humanité se meurt, et l’époque contemporaine est une agonie.
Ils eurent la même vision et dirent à la fois:
– C’est un cancer, c’est un cancer.
Le maître s’anima, en proie à l’évidence:
– Tout autant que vous, je sais que la postérité jugera sévèrement ceux qui ont cultivé et ont répandu le fétichisme des idées d’oppression. Je sais que la guérison d’un abus n’est commencée que lorsqu’on se refuse au culte qui le consacre… Et moi qui me suis penché durant un demi-siècle sur toutes les grandes découvertes qui ont changé la face des choses, je sais qu’on a contre soi l’hostilité de tout ce qui existe, lorsqu’on commence!
«Je sais que c’est un vice de passer des années et des siècles à dire du progrès: «Je le voudrais, mais je ne le veux pas», et que s’il faut, pour accomplir certaines réformes, un consentement universel, eh bien, je sais que l’univers aussi s’ensemence! Je sais, je sais!
«Oui… Mais moi! Trop de soucis me sollicitent, trop de travail m’accapare; et puis, je vous l’ai dit, je suis trop vieux. Ces idées sont pour moi trop nouvelles. L’intelligence d’un homme n’est susceptible d’embrasser qu’un certain quantum de création et de nouveauté. Lorsque cette part est épuisée, quel que soit le progrès ambiant, on refuse de voir et d’avancer… Je suis incapable de jeter dans la discussion l’exagération féconde. Je suis incapable de l’audace d’être logique. Je vous l’avoue, mon enfant, je n’ai pas la force d’avoir raison!»
– Mon cher maître, dit le jeune homme avec un accent de reproche qui se réveillait embelli et sincère devant cette sincérité, vous avez publiquement manifesté votre désapprobation contre ceux qui avaient combattu en public l’idée de patriotisme! On s’est servi, contre eux, de l’importance de votre nom.
Le vieillard se redressa. Sa figure se colora.
– Je n’admets pas qu’on mette le pays en danger!
Je ne le reconnaissais plus. Il retombait de sa grande pensée, il n’était déjà plus lui. J’en fus découragé.
– Mais, murmura l’autre, tout ce que vous venez de dire…
– Ce n’est pas la même chose. Les gens dont vous parlez nous ont jeté des défis. Ils se sont posés comme des ennemis et ont justifié d’avance tous les outrages.
– Ceux qui les outragent commettent le crime d’ignorance, dit le jeune homme d’une voix tremblante. Ils méconnaissent la logique supérieure des choses qui se créent.
Il se pencha tout près de son compagnon, et plus ferme, lui demanda:
– Comment ce qui commence ne serait-il pas révolutionnaire? Ceux qui les premiers ont crié sont seuls, ils sont donc ou ignorés ou détestés, – vous venez de le dire! – Mais la postérité recueillera cette avant-garde de sacrifiés, saluera ceux qui ont jeté le doute sur le mot équivoque de patrie, et les rapprochera des précurseurs auxquels nous avons nous-mêmes rendu justice!
– Jamais! s’écria le vieil homme.
Il avait suivi ces dernières paroles d’un œil trouble. Son front s’était barré d’un pli d’entêtement et d’impatience, et ses mains se crispaient de haine.
Il se ressaisit: Non, ce n’était pas la même chose; aussi bien, ces discussions ne servaient à rien, et il valait mieux, en attendant que tout le monde fît son devoir, qu’ils allassent faire le leur, et dire à cette pauvre femme la vérité.