– Qui nous la dira, à nous!
La phrase jaillit, inattendue; le jeune homme avait hésité, la figure anxieuse, puis, de sa bouche, était monté ce grand appel qui avait toutes les significations:
– À quoi sert qu’on nous la dise, puisque nous croyons la savoir?
– Ah! fit le jeune homme brusquement touché par une invisible épouvante que je ne comprenais point et qui parut soudain le déséquilibrer, je voudrais savoir de quoi je mourrai!
Il ajouta avec une palpitation que je vis:
– Je voudrais en être sûr…
Son illustre collègue le regarda, étonné, le geste suspendu:
– Vous avez des symptômes qui vous inquiètent?
– Je ne suis pas sûr; il me semble… Je ne crois pas, pourtant…
– Est-ce… ce dont nous parlions?…
– Oh! non! C’est tout autre chose, répondit le jeune homme en se détournant.
Comme une espèce d’ardeur l’avait transfiguré tout à l’heure, maintenant, des signes de défaillance en faisaient encore une fois un autre homme.
– Maître, vous avez été mon maître. Vous fûtes témoin de mon ignorance, vous l’êtes maintenant de ma faiblesse.
Ses deux mains se froissaient gauchement, et il rougissait comme un enfant.
– Allons donc! fit le vieux savant, sans l’interroger davantage. Je connais cela. J’ai eu peur autrefois, peur du cancer, puis peur de la folie.
– De la folie, maître, vous!
– Tout cela, année par année, a passé… Et maintenant, dit-il avec une voix qui, malgré lui, s’altérait, je n’ai plus peur que de la vieillesse.
– Il est certain, maître, reprit le disciple qui s’était un peu remis et se croyait permis de sourire devant l’évidence, que cette maladie est la seule que vous puissiez craindre!
– Vous dites? s’exclama le vieillard avec une vivacité qu’il ne put retenir et qui laissa le jeune homme décontenancé.
Il eut honte de la naïveté pitoyable de cette protestation. Il balbutia:
– Ah! si vous saviez! Si vous saviez ce que c’est que cette maladie si simple, si simple, cette usure et cette infection générales, si inévitables, si douces! Ah! viendra-t-il avant que nous ne mourions, celui qui guérira la déchéance!
Le jeune médecin ne savait quoi dire à cet homme brusquement désarmé, comme lui l’instant d’avant. Le commencement d’un mot sortit de ses lèvres, puis il regarda le vieux savant, et ce spectacle troubla et calma un peu son propre tourment. Je suivais des yeux ce rapide échange d’angoisses, et je ne me rendais pas compte si le sentiment qui atténuait sa détresse devant celle du maître était un sentiment vil ou un sentiment sublime…
– Il y a des gens, hasarda-t-il enfin, qui prétendent que la nature fait bien ce qu’elle fait!
– La nature!
Le vieux eut un ricanement qui me glaça:
– La nature est maudite, la nature est mauvaise. La maladie, c’est aussi la nature. Puisque l’anormal est fatal, n’est-ce pas comme s’il était le normal?
Il ajouta pourtant, attendri à cause de sa défaite:
– «La nature fait bien ce qu’elle fait.» Ah! c’est là, au fond, une parole de malheureux, dont on ne peut pas en vouloir aux hommes. Ils espèrent s’éblouir et se consoler par le sentiment d’une règle et d’une fatalité. C’est parce que ce n’est pas vrai qu’ils le crient.
Comme au commencement, ils se regardèrent. L’un d’eux dit:
– Nous sommes deux pauvres gens.
– Naturellement, dit l’autre avec douceur.
Ils se dirigèrent vers la porte.
– Allons-nous en d’ici. Elle nous attend. Portons-lui la condamnation irrémissible. Non seulement la mort, mais la mort immédiate. C’est comme deux condamnations.
Le vieux médecin ajouta entre ses dents:
– «Condamné par la science», quelle expression stupide!
– Ceux qui croient en Dieu devraient bien faire remonter la responsabilité plus haut.
Ils s’arrêtèrent près du seuil, au mot de Dieu. De nouveau, leur voix tomba, fut à peine perceptible, frémissante et acharnée.
– Celui-là, cria tout bas le vieillard, il est fou, il est fou!
– Ah! il vaut mieux pour lui qu’il n’existe pas! grommela l’autre avec un sarcasme haineux.
J’ai vu le vieux savant se tourner, du fond de la chambre grise, vers la fenêtre blanchissante, et tendre le poing au ciel, à cause de la réalité.
… Le malade tenait sa figure dissimulée derrière la grille de ses longs doigts. Un rêve splendide et précis sortait de sa bouche décomposée, qui nourrissait le mal abject, et toute cette pensée pure inondait la femme, à qui sans doute les médecins avaient parlé.
– L’architecture!… Que sais-je, moi! Voici, par exemple… Une place énorme: une nappe, une plaine de dalles démesurées, jetée sur les hauteurs de la ville du côté des faubourgs. Puis commence un portique. Des colonnes naissent. Elles se pressent bientôt, se multiplient, vertigineuses, si hautes que leurs grandes lignes fuyantes leur donnent l’air de s’effiler à leurs sommets, et qu’il semble que le toit soit l’ombre du soir ou de la nuit. Ainsi le quart de la place est couvert. C’est comme un palais colossal et grand ouvert, revêtu d’une sorte d’importance semi-naturelle, digne de recevoir comme hôtes le soleil levant, le soleil couchant. La nuit, la forêt immense et blafarde laisse tomber sur son sol de pierre une large clarté diffuse: l’aurore boréale d’un firmament de lampes.
«C’est là dedans que se concentre une grande partie de l’activité publique: le trafic, la bourse, l’art, les expositions, les cérémonies. La foule y fourmille et forme des ondoiements et des courants, qui tourbillonnent lentement aux carrefours, et l’œil s’y perd, dans le rêve des lignes verticales.
«De flanc, la colonnade plonge à pic dans l’autre quartier de la ville, comme une falaise. Tout cela n’a pas de style. L’immense architecture se présente en simplicité. Mais les proportions sont si vastes qu’elles distendent les regards et saisissent le cœur.»
Je le regardais fixement, cet homme en qui, d’heure en heure, le charnier augmentait, et soudain, je remarquai son cou. Il était large, gonflé par l’espèce d’être qui grossissait là… Tandis qu’il parlait, au fond, au fond, dans le noir de la bouche, on aurait presque pu le voir!
– De loin, reprit-il, lorsqu’on arrive par chemin de fer, on voit que la colonnade est plantée sur une montagne, et, du côté opposé à la ligne des portiques d’entrée, un escalier descend dans la plaine des jardins. Cet escalier! Il ne ressemble à rien d’existant, sinon, peut-être, aux ruines des Pyramides d’Égypte. Il est si large qu’il faut une heure pour en parcourir, dans le sens de la largeur, une marche. Il est brouillé d’ascenseurs qui montent et qui descendent comme de menues chaînes; il est piqué de plates-formes mouvantes, de monte-charges et de trains. C’est un escalier grand comme la montagne, la nature martyrisée sur des kilomètres carrés, refaite par le dessin linéaire, offerte en harmonie – car, d’en haut ou d’en bas, on embrasse l’escalier d’un seul coup d’œil – et aussi, profondément resculptée; des blocs, des collines entières qui pèsent sur lui et le dominent, bougent d’une étrange vie: ce sont des statues… Cette vague hauteur polie et lisse, qui tourne et s’infléchit selon une courbe qu’on ne comprend pas dès l’abord – c’est un bras.