Henri Barbusse
L’Enfer
1908
Éditions G. Cres amp; cie 1925
I
L’hôtesse, Mme Lemercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier.
Je m’arrêtai, debout, en face de la glace, au milieu de cette chambre où j’allais habiter quelque temps. Je regardai la chambre et me regardai moi-même.
La pièce était grise et renfermait une odeur de poussière. Je vis deux chaises dont l’une supportait ma valise, deux fauteuils aux maigres épaules et à l’étoffe grasse, une table avec un dessus de laine verte, un tapis oriental dont l’arabesque, répétée sans cesse, cherchait à attirer les regards. Mais à ce moment du soir, ce tapis avait la couleur de la terre.
Tout cela m’était inconnu; comme je connaissais tout cela, pourtant: ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles, et ce vide entre ces quatre murs…
La chambre est usée; il semble qu’on y soit déjà infiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, le tapis laisse voir la corde: il a été piétiné, de jour en jour, par une foule. Les moulures sont, à hauteur des mains, déformées, creusées, tremblées, et le marbre de la cheminée s’est adouci aux angles. Au contact des hommes, les choses s’effacent, avec une lenteur désespérante.
Elles s’obscurcissent aussi. Peu à peu, le plafond s’est assombri comme un ciel d’orage. Sur les panneaux blanchâtres et le papier rose, les endroits les plus touchés sont devenus noirs: le battant de la porte, le tour de la serrure peinte du placard et, à droite de la fenêtre, le mur, à la place où l’on tire les cordons des rideaux. Toute une humanité est passée ici comme de la fumée. Il n’y a que la fenêtre qui soit blanche.
… Et moi? Moi, je suis un homme comme les autres, de même que ce soir est un soir comme les autres.
Depuis ce matin, je voyage; la hâte, les formalités, les bagages, le train, les souffles des diverses villes.
Un fauteuil est là; j’y tombe; tout devient plus tranquille et plus doux.
Ma venue définitive de province à Paris marque une grande phase dans ma vie. J’ai trouvé une situation dans une banque. Mes jours vont changer. C’est à cause de ce changement que, ce soir, je m’arrache à mes pensées courantes et que je pense à moi.
J’ai trente ans; ils sonneront le premier jour du mois prochain. J’ai perdu mon père et ma mère il y a dix-huit ou vingt ans. L’événement est si lointain qu’il est insignifiant. Je ne me suis pas marié; je n’ai pas d’enfants et n’en aurai pas. Il y a des moments où cela me trouble: lorsque je réfléchis qu’avec moi finira une lignée qui dure depuis l’humanité.
Suis-je heureux? Oui; je n’ai ni deuil, ni regrets, ni désir compliqué; donc, je suis heureux. Je me souviens que, du temps où j’étais enfant, j’avais des illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un amour maladif à m’enfermer en tête à tête avec mon passé. Je m’accordais à moi-même une importance exceptionnelle; j’en arrivais à penser que j’étais plus qu’un autre! Mais tout cela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours.
Me voici maintenant.
Je me penche de mon fauteuil pour être plus près de la glace, et je me regarde bien.
Plutôt petit, l’air réservé (quoique je sois exubérant à mes heures); la mise très correcte; il n’y a, dans mon personnage extérieur, rien à reprendre, rien à remarquer.
Je considère de près mes yeux qui sont verts, et qu’on dit généralement noirs, par une aberration inexplicable.
Je crois confusément à beaucoup de choses; par dessus tout, à l’existence de Dieu, sinon aux dogmes de la religion; celle-ci présente cependant des avantages pour les humbles et les femmes, qui ont un cerveau moindre que celui des hommes.
Quant aux discussions philosophiques, je pense qu’elles sont absolument vaines. On ne peut rien contrôler, rien vérifier. La vérité, qu’est-ce que cela veut dire?
J’ai le sens du bien et du mal; je ne commettrais pas d’indélicatesse, même certain de l’impunité. Je ne saurais non plus admettre la moindre exagération en quoi que ce soit.
Si chacun était comme moi, tout irait bien.
Il est déjà tard. Je ne ferai plus rien aujourd’hui. Je reste assis là, dans le jour perdu, vis-à-vis d’un coin de la glace. J’aperçois, dans le décor que la pénombre commence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visage et, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre en moi comme dans un tombeau.
La fatigue, le temps morne (j’entends de la pluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agrandit malgré tous mes efforts et puis quelque chose d’autre, je ne sais quoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’y a-t-il donc? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.
Je ne suis pas seul dans la vie comme je suis seul ce soir. L’amour a pris pour moi la figure et les gestes de ma petite Josette. Il y a longtemps que nous sommes ensemble; il y a longtemps que, dans l’arrière-boutique de la maison de modes où elle travaille, à Tours, voyant qu’elle me souriait avec une persistance singulière, je lui ai saisi la tête et l’ai embrassée sur la bouche, – et ai trouvé brusquement que je l’aimais.
Je ne me rappelle plus bien maintenant le bonheur étrange que nous avions à nous déshabiller. Il y a, il est vrai, des moments où je la désire aussi follement que la première fois; c’est surtout quand elle n’est pas là. Quand elle est là, il y a des moments où elle me dégoûte.
Nous nous retrouverons là-bas, aux vacances. Les jours où nous nous reverrons avant de mourir, nous pourrions les compter… si nous osions.
Mourir! L’idée de la mort est décidément la plus importante de toutes les idées.
Je mourrai un jour. Y ai-je jamais pensé? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peux pas. On ne peut pas plus regarder face à face la destinée que le soleil, et pourtant, elle est grise.
Et le soir vient comme viendront tous les soirs, jusqu’à celui qui sera trop grand.
Mais voilà que, tout d’un coup, je me suis dressé, chancelant, dans un grand battement de mon cœur comme dans un battement d’ailes…
Quoi donc? Dans la rue, un son de cor a éclaté, un air de chasse… Apparemment, quelque piqueur de grande maison, debout près d’un comptoir de cabaret, les joues gonflées, la bouche impérieusement serrée, l’air féroce, émerveille et fait taire l’assistance.
Mais ce n’est pas seulement cela, cette fanfare qui retentit dans les pierres de la ville… Quand j’étais petit, à la campagne où j’ai été élevé, j’entendais cette sonnerie, au loin, sur les chemins des bois et du château. Le même air, la même chose exactement; comment cela peut-il être si infiniment pareil?
Et malgré moi, ma main est venue sur mon cœur avec un geste lent et tremblant.
Autrefois… aujourd’hui… ma vie… mon cœur… moi! Je pense à tout cela, tout d’un coup, sans raison, comme si j’étais devenu fou.
… Depuis autrefois, depuis toujours, qu’ai-je fait de moi? Rien, et je suis déjà sur la pente. Ah! parce que ce refrain m’a rappelé le temps passé, il me semble que c’est fini de moi, que je n’ai pas vécu, et j’ai envie d’une espèce de paradis perdu.
Mais, j’aurai beau supplier, j’aurai beau me révolter, il n’y aura plus rien pour moi; je ne serai, désormais, ni heureux, ni malheureux. Je ne peux pas ressusciter. Je vieillirai aussi tranquille que je le suis aujourd’hui dans cette chambre où tant d’êtres ont laissé leur trace, où aucun être n’a laissé la sienne.