Cette chambre, on la retrouve à chaque pas. C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée, non: elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle est perdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dans le ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout.
Moi, moi! Je ne vois plus maintenant que la pâleur de ma figure, aux orbites profondes, enterrée dans le soir, et ma bouche pleine d’un silence qui doucement, mais sûrement, m’étouffe et m’anéantit.
Je me soulève sur mon coude comme sur un moignon d’aile. Je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose d’infini!
Je n’ai pas de génie, de mission à remplir, de grand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais je voudrais, malgré tout, une sorte de récompense…
De l’amour; je rêve une idylle inouïe, unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu tout mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure l’ombre, à côté de la mienne, sur la route.
De l’infini, du nouveau! Un voyage, un voyage extraordinaire où me jeter, où me multiplier. Des départs luxueux et affairés au milieu de l’empressement des humbles, des poses lentes dans des wagons roulant de toute leur force comme le tonnerre, parmi les paysages échevelés et les cités brusquement grandissantes comme du vent.
Des bateaux, des mâts, des manœuvres commandées en langues barbares, des débarquements sur des quais d’or, puis des faces exotiques et curieuses au soleil, et, vertigineusement ressemblants, des monuments dont on connaissait les images et qui, à ce qu’il semble dans l’orgueil du voyage, sont venus près de vous.
Mon cerveau est vide; mon cœur est tari; je n’ai personne qui m’entoure, je n’ai jamais rien trouvé, pas même un ami; je suis un pauvre homme échoué pour un jour sur le plancher d’une chambre d’hôtel où tout le monde vient, d’où tout le monde s’en va, et pourtant, je voudrais de la gloire! De la gloire mêlée à moi comme une étonnante et merveilleuse blessure que je sentirais et dont tous parleraient; je voudrais une foule où je serais le premier, acclamé par mon nom comme par un cri nouveau sous la face du ciel.
Mais je sens retomber ma grandeur. Mon imagination puérile joue en vain avec ces images démesurées. Il n’y a rien pour moi: il n’y a que moi, qui, dépouillé par le soir, monte comme un cri.
L’heure m’a rendu presque aveugle. Je me devine dans la glace plus que je ne me vois. Je vois ma faiblesse et ma captivité. Je tends en avant, du côté de la fenêtre, mes mains aux doigts tendus, mes mains, avec leur aspect de choses déchirées. De mon coin d’ombre, je lève ma figure jusqu’au ciel. Je m’affaisse en arrière et m’appuie sur le lit, ce grand objet qui a une vague forme vivante, comme un mort. Mon Dieu, je suis perdu. Ayez pitié de moi! Je me croyais sage et content de mon sort; je disais que j’étais exempt de l’instinct du vol; hélas, hélas, ce n’est pas vrai, puisque je voudrais prendre tout ce qui n’est pas à moi.
II
Le son du cor a cessé depuis longtemps. La rue, les maisons, se sont calmées. Silence. Je passe ma main sur mon front. Cet accès d’attendrissement est fini. Tant mieux. Je reprends mon équilibre par un effort de volonté.
Je m’assois à ma table, et tire de ma serviette, qu’on y a déposée, des papiers. Il faut les lire, les ranger.
Quelque chose m’aiguillonne; je vais gagner un peu d’argent. Je pourrai en envoyer à ma tante, qui m’a élevé et qui m’attend toujours dans la salle basse où, l’après-midi, le bruit de sa machine à coudre est monotone et tuant comme celui d’une horloge, et où, le soir, auprès d’elle, il y a une lampe qui, je ne sais pourquoi, lui ressemble.
Les papiers… Les éléments du rapport qui doit faire juger de mes aptitudes, et rendre définitive mon admission dans la banque Berton… M. Berton, celui qui peut tout pour moi, qui n’a qu’un mot à dire, M. Berton, le dieu de ma vie actuelle…
Je m’apprête à allumer la lampe. Je frotte une allumette. Elle ne prend pas, le phosphore s’écaille, elle se casse. Je la jette, et, un peu las, j’attends…
Alors j’entends un chant murmuré tout près de mon oreille.
Il me semble que quelqu’un, penché sur mon épaule, chante pour moi, pour moi seul, confidentiellement.
Ah! une hallucination… Voilà que j’ai le cerveau malade… C’est la punition d’avoir trop pensé tout à l’heure.
Je suis debout, la main crispée sur le bord de la table, étreint par une impression de surnaturel; je flaire au hasard, la paupière battante, attentif et soupçonneux.
Le chantonnement est là, toujours; je ne m’en débarrasse pas. Ma tête se tourne… Il vient de la chambre d’à côté… Pourquoi est-il si pur, si étrangement proche, pourquoi me touche-t-il ainsi? Je regarde le mur qui me sépare de la chambre voisine, et j’étouffe un cri de surprise.
En haut, près du plafond, au-dessus de la porte condamnée, il y a une lumière scintillante. Le chant tombe de cette étoile.
La cloison est trouée là, et par ce trou, la lumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne.
Je monte sur mon lit. Je m’y dresse, les mains au mur, j’atteins le trou avec ma figure. Une boiserie pourrie, deux briques disjointes; du plâtre s’est détaché; une ouverture se présente à mes yeux, large comme la main, mais invisible d’en bas, à cause des moulures.
Je regarde… je vois… La chambre voisine s’offre à moi, toute nue.
Elle s’étend devant moi, cette chambre qui n’est pas à moi… La voix qui chantait s’en est allée; ce départ a laissé la porte ouverte, presque encore remuante. Il n’y a dans la chambre qu’une bougie allumée qui tremble sur la cheminée.
Dans le lointain, la table semble une île. Les meubles bleuâtres, rougeâtres, m’apparaissent de vagues organes, obscurément vivants, disposés là.
Je contemple l’armoire, confuses lignes brillantes et dressées, les pieds dans l’ombre; le plafond, le reflet du plafond dans la glace, et la fenêtre pâle qui est sur le ciel comme une figure.
Je suis rentré dans ma chambre, – comme si, en vérité, j’en étais sorti, – étonné d’abord, toutes les idées brouillées, jusqu’à oublier qui je suis.
Je m’assois sur mon lit, je réfléchis à la hâte, un peu tremblant, oppressé par l’avenir…
Je domine et je possède cette chambre… Mon regard y entre. J’y suis présent. Tous ceux qui y seront, y seront, sans le savoir, avec moi. Je les verrai, je les entendrai, j’assisterai pleinement à eux comme si la porte était ouverte!
Un instant après, dans un long frisson, j’ai haussé ma figure jusqu’au trou, et j’ai de nouveau regardé.
La bougie est éteinte, mais quelqu’un est là.
C’est la bonne. Elle est entrée sans doute pour ranger la chambre, puis elle s’est arrêtée.
Elle est seule. Elle est tout près de moi. Je ne vois pas très bien pourtant l’être vivant qui bouge, peut-être parce que je suis ébloui de le voir si réeclass="underline" tablier bleu azuré, d’une couleur presque nocturne, et qui, devant elle, tombe aussi comme les rayons du soir; poignets blancs, mains plus sombres, à cause du travail. La figure est indécise, noyée, et pourtant saisissante. L’œil y est caché, et pourtant il rayonne; les pommettes saillent et brillent; une courbe du chignon luit au-dessus de la tête comme une couronne.
Tout à l’heure, sur le palier, j’ai entrevu cette fille qui, pliée, frottait la rampe, sa figure enflammée proche de ses grosses mains. Je l’ai trouvée repoussante, à cause de ses mains noires, et des besognes poussiéreuses où elle se penche et s’accroupit… Je l’ai aperçue aussi dans un couloir. Elle allait devant moi, balourde, des cheveux traînant, laissant siller une odeur fade de toute sa personne qu’on sentait grise et empaquetée dans du linge sale.