Mme Markam et les filles aînées auraient aimé pouvoir protester, ou entreprendre quelque chose qui pût soulager leur chagrin provoqué par le ridicule de Markam qui se lisait sur tous les visages, mais le regard déterminé et fixe du prétendu Highlander les impressionnait un peu et elles renoncèrent à parler. Peut-être à cause de la plume d’aigle qui montait au-dessus de la tête chauve, de la broche de Cairngorm agrafée sur l’épaule grasse, de l’épée, du poignard et des pistolets qui ceinturaient l’estomac proéminent, ou se montraient au-dessus des bas contre le mollet vigoureux, justifiant leur existence comme symboles de l’importance martiale et terrifiante de leur propriétaire. Quand le groupe arriva à la barrière de La Maison Rouge, une grande partie des habitants de Crooken attendaient, chapeau à la main et respectueusement silencieux; le reste de la population montait péniblement la colline. Le silence fut coupé par un seul commentaire, celui d’un homme à la voix profonde:
– Dis donc! mais il a oublié les cornemuses!
Les domestiques étaient arrivés depuis quelques jours, et tout était prêt. Dans la bonne humeur qui suivit un bon déjeuner après un voyage pénible, tous les désagréments du déplacement, tout le chagrin provoqué par l’adoption de ce costume odieux furent oubliés.
L’après-midi, Markam, toujours vêtu de toute sa panoplie, se promena parmi Les Maisons-de-Crooken. Il était seul, parce que, chose étrange à dire, sa femme et ses filles souffraient de maux de tête et s’étaient, lui avait-on dit, étendues pour se reposer de la fatigue du voyage. On ne put trouver non plus aucun des deux garçons. Son fils aîné, qui prétendait être un jeune homme, était sorti seul pour explorer les environs. L’autre garçon, quand son père avait voulu lui demander de l’accompagner dans sa promenade, avait réussi, par accident, bien sûr, à tomber dans le baquet d’eau et attendait d’être séché et de revêtir des vêtements secs. Comme ses effets n’étaient pas encore déballés, cette promenade à deux était, bien sûr, impossible pour le moment.
M. Markam ne fut pas tout à fait satisfait de sa promenade. Il ne put réussir à faire la connaissance d’aucun de ses voisins. Non pas qu’il n’y eût personne autour de lui, au contraire, chaque maison, chaque masure semblait en être pleine; mais les gens à l’extérieur étaient soit devant leur porte, à quelque distance derrière lui, ou encore sur le chemin, bien loin devant lui. Quand il passait, il pouvait voir le haut des têtes et le blanc des yeux dans les fenêtres ou dans les encoignures des portes. La seule conversation qu’il eut fut tout sauf plaisante. Elle eut lieu avec un vieillard, d’une espèce bizarre, qui ne disait quasi rien, sauf au culte, où il ajoutait Amen! aux autres Amen. Son unique occupation semblait être d’attendre à la fenêtre du bureau de poste, à partir de huit heures du matin, l’arrivée du courrier d’une heure pour porter le sac à un château appartenant à un baron des environs. Il passait le reste de la journée assis sur un siège, dans une partie éventée du port, où étaient jetés les viscères des poissons, le reste des appâts et les ordures ménagères, et où les canards avaient l’habitude de s’amuser fort.
Quand Saft Tammie le vit venir, il leva les yeux, qu’il tenait généralement fixés dans le vide, dans la direction du chemin en face de son siège et, comme s’il eût été ébloui par un éclat de soleil, les frotta et les protégea de sa main.
Puis il se leva subitement, tendit le poing d’une façon accusatrice et se mit à parler:
– «Vanité des vanités, dit le pécheur, tout est vanité!» L’homme! Sois prévenu à temps! Regarde les lis des champs, ils ne travaillent pas, ils ne tissent pas, mais Salomon dans toute sa gloire n’était pas habillé comme un seul de ces lis. L’homme! L’homme! Ta vanité est comme les sables mouvants qui engloutissent tout ce qui tombe sous leur enchantement. Prends garde à ta vanité! Prends garde aux sables mouvants, qui ouvrent leur bouche pour toi, et qui vont t’avaler! Regarde-toi! Prends conscience de ta propre vanité! Fais face à toi-même, et alors, dans cet instant, tu comprendras la force fatale de ta vanité. Apprends-la, connais-la et repens-toi avant que les sables mouvants ne t’engloutissent! (Puis, sans plus rien dire, il retourna à son siège et resta là, immobile, dans la même attitude inexpressive qu’auparavant.)
Markam ne put que se sentir un peu affecté par cette tirade. Si elle avait été dite par une personne qui semblait un peu folle, il l’aurait attribuée à une quelconque exhibition excentrique de l’humour ou de l’impudence écossais; mais la gravité du message était indéniable et rendait une telle interprétation impossible. Il était cependant décidé à ne pas céder au ridicule, et bien qu’il n’eût jusqu’à présent rien vu en Écosse qui lui rappelât même un kilt, il était déterminé à porter son costume des Highlands. Quand il rentra à la maison, en moins d’une demi-heure, il constata que chacun des membres de la famille, malgré ses maux de tête, était en train de faire une promenade. Il saisit l’occasion de leur absence pour s’enfermer dans sa chambre, enleva son costume des Highlands pour revêtir un costume de flanelle, puis alluma une cigarette et fit un somme. Réveillé par la famille qui rentrait, il remit immédiatement son habit écossais et fit son apparition dans cette tenue, au salon, pour le thé. Il ne sortit plus de tout l’après-midi; mais après le dîner – il avait bien sûr mis son costume pour dîner, comme d’habitude -, il sortit seul pour une promenade au bord de la mer. Il avait à ce moment déjà décidé qu’il lui faudrait s’habituer peu à peu à son costume des Highlands avant d’en faire son habit ordinaire. La lune était haute dans le ciel, il suivit sans difficulté le sentier à travers les dunes de sable, et bientôt arriva au bord de la mer. La marée était basse et la plage dure comme un rocher, aussi il marcha en direction du sud presque jusqu’à l’extrémité de la baie. Là son attention fut attirée par deux rochers isolés à quelque distance du début des dunes, et il se dirigea vers eux. Quand il atteignit le rocher le plus proche, il grimpa jusqu’à sa partie supérieure, et assis là, à une hauteur de quinze ou vingt pieds au-dessus de l’étendue de sable, il apprécia la beauté et la quiétude du paysage. La lune se levait derrière la pointe de Pennyfold, et sa lumière touchait tout juste le sommet du rocher des Éperons le plus éloigné, à quelque trois quarts de mile, le reste des rochers se trouvant dans l’ombre au fond. Quand la lune se leva au-dessus du promontoire, les rochers des Éperons et la plage à leur tour, peu à peu, furent inondés par la lumière.
Pendant un bon moment, M. Markam resta assis et regarda la lune qui se levait et l’étendue lumineuse qui augmentait à mesure. Puis il se tourna vers l’est, et toujours assis, le menton dans la main, regarda en direction de la mer, jouissant paisiblement de la beauté et de la sauvagerie de la scène. Le fracas de la vie londonienne – la privation de lumière, l’âpreté, la lassitude de la vie quotidienne semblait oublié à jamais, et il vivait à cette minute une vie plus libre et plus spirituelle. Il observa les eaux brillantes avancer sur l’étendue plate de sable, s’approchant insensiblement – la marée s’était inversée. Quelque temps après, il entendit une voix s’élever, sur la plage, à quelque distance.