«Des pêcheurs qui s’appellent», se dit-il à lui-même, et il regarda autour de lui. À ce moment, il reçut un choc terrible, parce que, bien qu’un nuage eût traversé la lune, il vit, malgré le noir soudain qui l’entourait, sa propre image.
Pendant un instant, au sommet du rocher opposé, il put voir l’arrière chauve de la tête et le calot Glengarry muni de l’immense plume d’aigle. Reculant, son pied glissa et entraîna sa chute vers le sable entre les deux rochers. Rien de grave puisque le sable n’était qu’à quelques pieds au-dessous de lui, mais son esprit était occupé par la vision de lui-même ou de son double qui avait disparu. Comme c’était la façon la plus facile d’atteindre la terre ferme, il se prépara à sauter le reste de la hauteur. Cette décision ne demanda qu’une seconde, mais le cerveau fonctionne rapidement, et au moment de se préparer pour le saut, il vit le sable sous lui, lisse comme le marbre, commencer à trembler d’une façon curieuse. Une crainte soudaine le saisit; ses genoux s’affaissèrent et, plutôt que de sauter, il glissa misérablement sur le rocher, écorchant ses jambes nues en tombant. Ses pieds touchèrent le sable, le traversèrent comme de l’eau, et il était enfoncé presque jusqu’aux genoux quand il se rendit compte qu’il était dans des sables mouvants. Il s’accrocha désespérément au rocher pour ne pas s’enfoncer plus profondément; heureusement, il y avait un éperon qui émergeait, qu’il put saisir instinctivement. Il s’y cramponna avec l’énergie du désespoir. Il voulut crier, mais aucun souffle ne sortit de ses poumons, jusqu’au moment où, après un grand effort, sa voix résonna. De nouveau il cria, et il semblait que le son de sa propre voix lui donnât un surcroît de force, parce qu’il put se cramponner au rocher plus longtemps qu’il ne le pensait possible – bien qu’il ne tînt que par un désespoir aveugle. Il commençait néanmoins à se rendre compte que sa main allait lâcher prise quand, miracle des miracles! une voix rude juste au-dessus de lui répondit à son cri:
– Dieu soit loué, j’arrive à temps, et un pêcheur, de grosses bottes lui montant jusqu’aux cuisses, s’approcha, grimpant rapidement sur le rocher. Il reconnut tout de suite la gravité du danger et lui cria: «Tenez bon, l’homme, j’arrive!» Il descendit vite jusqu’à ce qu’il rencontrât un endroit ferme pour poser son pied. Alors, une main fortement agrippée aux aspérités, il se baissa et, attrapant le poignet de Markam, lui cria: «Accrochez-vous à moi, l’homme! Accrochez-vous à moi avec votre autre main!»
Utilisant sa grande force, tirant d’un mouvement fort et continu, il hissa Markam hors des sables mouvants affamés et le plaça sain et sauf sur le sommet du rocher. Lui donnant à peine le temps de respirer, il tira et poussa Markam, ne le lâchant pas un instant sur le rocher, jusqu’au sable ferme de l’autre côté, et enfin le déposa sur la partie supérieure de la plage, encore tout tremblant de l’importance du danger. Puis il se mit à parler:
– L’homme! Mais je suis arrivé juste à temps! Si je n’avais pas regardé ces braves garçons, là-bas, et commencé à courir tout de suite, vous seriez en train de vous enfoncer jusqu’aux entrailles de la terre, à présent. Wully Beagrie a cru que vous étiez un fantôme, et Tom MacPhail a juré que vous n’étiez pas autre chose qu’un lutin sur un gros champignon! «Non! dis-je. Ce n’est que ce fou d’Anglais, le cinglé qui s’est échappé de chez Tussaud!» J’ai pensé que comme vous êtes étranger et bête, sinon complètement fou, vous ne connaissiez pas les dangers des sables mouvants. J’ai crié pour vous avertir, et puis j’ai couru pour vous repêcher, s’il n’était pas trop tard. Mais Dieu merci, que vous soyez fou, ou seulement à demi fou à cause de votre vanité, je ne suis pas arrivé trop tard, acheva-t-il en ôtant sa casquette avec révérence.
M. Markam fut profondément touché et le remercia de l’avoir sauvé d’une mort terrible; mais l’accusation de vanité lancée une fois de plus contre lui était une flèche qui blessa son humilité. Il était sur le point de répondre avec colère, quand, tout à coup, un grand respect l’envahit, et lui revinrent les paroles d’avertissement du postier à demi fou: «Regarde-toi et repens-toi avant que les sables mouvants ne t’engloutissent.»
À cet instant aussi il se rappela sa propre image qu’il avait vue et le danger soudain des sables mouvants meurtriers qui avait suivi. Il demeura silencieux une bonne minute et puis dit:
– Mon brave homme, je vous dois la vie!
Le robuste pêcheur répondit avec une sorte de révérence:
– Non, non, c’est à Dieu que vous la devez, quant à moi, je ne suis que trop content d’être l’humble instrument de Sa miséricorde.
– Mais vous me permettrez de vous remercier, dit M. Markam en prenant les deux grandes mains de son sauveur dans les siennes et en les serrant fortement. Mon cœur est encore trop ému et mes nerfs sont encore trop secoués pour que je puisse vous dire grand-chose; mais croyez-moi, je vous suis très, très reconnaissant.
Il était tout à fait évident que le pauvre homme était profondément touché, parce que des larmes coulèrent sur ses joues.
Le pêcheur dit avec une courtoisie rude mais vraie:
– Oui, monsieur! Remerciez-moi si vous voulez, cela fera du bien à votre pauvre cœur. Et je suis en train de me dire que si j’étais à votre place, j’aimerais être reconnaissant aussi. Mais, monsieur, pour ma part, je n’ai pas besoin de remerciements. Je suis si content, moi aussi!
Qu’Arthur Fernlee Markam était reconnaissant, il le prouva un peu plus tard d’une façon pratique. Dans la semaine qui suivit, le plus beau bateau de pêche qu’on ait jamais vu dans le havre de Peterhead entra dans le port de Crooken. Entièrement équipé de voiles et de toutes sortes de gréements, il était pourvu des meilleurs filets. Son capitaine et les hommes repartirent en voiture après avoir déposé, avec la femme du pêcheur, les papiers de l’inscription maritime portant son nom.
Tandis que M. Markam et le pêcheur de saumons se promenaient ensemble le long de la mer, le premier demanda à son compagnon de ne pas mentionner le fait qu’il avait couru un danger si imminent, sinon cela ne ferait qu’affliger sa famille et ses enfants. Il dit qu’il préviendrait les siens au sujet du danger des sables mouvants et, à cette fin, il posa au pêcheur à l’instant même toutes les questions utiles jusqu’à ce qu’il sentît que les renseignements obtenus étaient complets. Avant de le quitter, il demanda à son compagnon si par hasard il n’avait pas vu un autre homme, habillé comme lui, sur l’autre rocher, quand il était accouru pour le secourir.
– Non, non, répondit-il, il n’y a pas d’autre fou comme vous dans les environs. On n’en a pas vu de semblable depuis le temps de Jamie Fleeman – celui qui était le fou de Lord Udny. Je vous le dis, l’homme! un habit barbare comme celui que vous portez, on n’en a pas vu ici de mémoire d’homme. Et moi je pense qu’un pareil costume n’a jamais été fait pour s’asseoir sur un rocher froid, comme vous le faisiez là-bas. L’homme! Vous ne craignez donc pas les rhumatismes ou les lumbagos pour poser comme ça, sur les pierres froides, votre chair nue! Je me suis dit, quand je vous ai vu ce matin près du port, que vous étiez à moitié fou, car c’est bien fou ou idiot que vous devez être pour faire une chose pareille!