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Une nuit, son rêve fut si vivace qu’à son réveil il douta qu’il n’eût fait que rêver. Il ferma les yeux, les rouvrit, les referma, mais chaque fois la vision – si c’était une vision ou la réalité – si c’était la réalité – se montrait devant lui. La lune brillait pleine et jaune sur les sables mouvants tandis qu’il s’approchait; il pouvait voir l’étendue de lumière vacillante perturbée et pleine d’ombre noire lorsque le sable liquide frissonnait, tremblait, se ridait et remuait, comme il avait l’habitude de le faire entre ses pauses d’un calme marmoréen. Quand il arriva tout près de l’endroit, quelqu’un s’approcha du côté opposé, avec des pas égaux. Il vit que c’était lui, son double, et avec une sorte de terreur silencieuse, poussé par une force qu’il ne connaissait pas, il avança, charmé comme l’oiseau par le serpent, mesmérisé ou hypnotisé, pour rencontrer cet autre lui-même. Au moment de sentir le sable céder et se refermer sur lui, il se réveilla, presque à l’article de la mort et tremblant de peur, et, chose curieuse, la prophétie du simple d’esprit sembla résonner à ses oreilles: «Vanité des vanités! Tout est vanité. Regarde-toi et repens-toi avant que les sables mouvants ne t’engloutissent!»

Il était si convaincu que tout cela n’était pas un rêve qu’il se leva, bien qu’il fût tôt encore, s’habilla sans déranger sa femme et prit le chemin du bord de mer. Son cœur battit à tout rompre quand il croisa une série d’empreintes de pas sur le sable, que tout de suite il reconnut comme les siennes. Il y avait le même talon large, le même bout carré; il ne doutait plus maintenant qu’il fût vraiment venu, et, à moitié horrifié, à moitié dans un état de stupeur rêveuse, il suivit les empreintes et les vit se perdre au bord des sables mouvants. Il eut un choc terrible en voyant qu’il n’y avait aucune empreinte imprimée dans le sable, dans l’autre sens, et il sentit qu’il existait quelque mystère terrible qu’il ne pouvait pas pénétrer et dont l’explication, il le savait bien, serait sa perte.

Devant cet état de choses, il prit deux mauvaises décisions. D’abord il garda ses craintes pour lui, et comme personne dans sa famille ne soupçonnait quoi que ce soit, chaque mot ou chaque expression qu’ils utilisaient dans la conversation alimentait le feu dévorant de son imagination. Ensuite, il commença à lire des ouvrages prétendant traiter des mystères du rêve et des phénomènes psychiques en général, ce qui eut pour résultat que toute idée insensée d’un quelconque auteur original ou d’un philosophe à moitié fou devint un germe vivant de trouble dans la terre fertilisée de son cerveau dérangé. Négative aussi bien que positive, toute chose produisait le même effet. L’une des causes du désordre de son esprit, et non la moindre, était Saft Tammie, qui maintenant, à certaines heures de la journée, semblait faire partie intégrante de la barrière devant la maison. Quelque temps après, pour connaître le passé de cet individu, Markam fit son enquête qui donna le résultat suivant:

On croyait généralement que Saft Tammie était le fils d’un lord d’un des comtés des environs. Il avait d’abord reçu une éducation religieuse dans le but de devenir pasteur, mais pour une raison que tout le monde ignorait, il abandonna cette voie et, après s’être rendu à Peterhead – c’était l’époque prospère de la chasse à la baleine -, se fit engager comme équipier sur un baleinier. Cela dura quelques années, mais comme il devenait de plus en plus taciturne, finalement, un jour, ses compagnons de bord le mirent en quarantaine, si bien qu’il trouva un autre emploi sur un bateau de pêche, dans une flottille du nord du pays. Il travailla là-bas pendant des années, mais il avait toujours cette réputation d’être «un tout petit peu bizarre», puis il finit par s’installer à Crooken, où le lord, connaissant quelque peu son passé familial, lui procura un emploi qui, à peu de chose près, fit de lui un pensionné. Le pasteur qui venait de donner ces renseignements conclut ainsi:

– C’est très étrange, mais cet homme semble posséder un don singulier. S’agit-il d’un don de seconde vue, auquel le peuple écossais est si prompt à adhérer, ou de quelque autre forme occulte de connaissance, je ne saurais dire, mais il n’arrive jamais un désastre ici qu’aussitôt ceux qui le connaissent ne soient en mesure de citer, après l’événement, les remarques par lesquelles il l’avait prédit. Il devient inquiet ou excité – en fait, il se réveille – quand la mort est dans l’air.

Ces révélations ne diminuèrent en rien les préoccupations de M. Markam, au contraire, elles semblèrent imprimer plus profondément le contenu de la prophétie dans son esprit. De tous les livres qu’il avait lus sur son nouveau sujet d’étude, aucun ne l’intéressait autant qu’un livre allemand, Der Doppelgànger [14] du docteur Heinrich von Aschenberg, qui avait vécu jadis à Bonn. Dans ce livre, il apprit pour la première fois qu’il y avait des cas où des hommes avaient mené une existence double – chaque personne étant complètement séparée de l’autre -, le corps et l’esprit formant toujours un tout, et un tout qui était le double de l’autre. Il va sans dire que M. Markam se rendit compte que cette théorie convenait exactement à son cas. La vision qu’il avait eue de son propre dos la nuit de son escapade aux sables mouvants – ses propres empreintes qui disparaissaient dans les sables mouvants, sans trace de pas visible au retour -, la prophétie de Saft Tammie sur sa rencontre avec lui-même et son dépérissement dans les sables mouvants, tout cela augmentait sa conviction qu’il réalisait dans sa propre personne une instance du Doppelgànger. Étant ainsi conscient d’une vie double, il prit des mesures pour s’en prouver l’existence, à sa propre satisfaction. Pour ce faire, un soir, avant d’aller se coucher, il marqua son nom à la craie sur les semelles de ses chaussures. Cette nuit, il rêva des sables mouvants et de sa visite là-bas, rêva si clairement qu’en se réveillant dans l’aube grise il ne put croire qu’il n’avait pas été là-bas. Se levant sans déranger sa femme, il chercha ses chaussures.

Les marques à la craie étaient intactes! Il s’habilla et sortit sans bruit. Cette fois, la marée était haute, aussi il traversa les dunes et atteignit le rivage de l’autre côté des sables mouvants. Et là, comble d’horreur, il vit ses propres empreintes qui disparaissaient dans les abysses!

Ce fut un homme désespérément triste qui rentra à la maison. Il semblait incroyable qu’un marchand âgé comme lui, qui avait passé une longue vie tranquille dans la poursuite de ses affaires au milieu d’un Londres bruyant et commerçant, pût un jour se trouver ainsi mêlé au mystère et à l’horreur, et qu’il découvrît qu’il avait deux existences. Il ne pouvait pas parler de son trouble, même à sa propre femme, parce qu’il savait très bien qu’elle commencerait tout de suite à exiger les plus grands détails sur cette autre vie – celle qu’elle ne connaissait pas; dès le début, non seulement elle supposerait mais elle l’accuserait aussi de toutes sortes d’infidélités dans cette autre vie. Ainsi, sa réflexion morose devenait de plus en plus profonde. Un soir, la marée descendait – la mer se retirait et la lune était pleine -, il était assis en attendant le dîner quand la bonne annonça que Saft Tammie faisait du tapage dehors parce qu’on ne lui permettait pas d’entrer pour voir Markam. Markam en fut indigné, mais il ne voulut pas que la bonne pensât qu’il le craignait, aussi il lui dit de le faire entrer. Tammie entra, marchant plus vivement que jamais, la tête haute, et un air décidé dans ses yeux qu’il tenait habituellement baissés. Aussitôt entré, il s’exclama: