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Aussi longtemps que Geoffrey Brent réservait ses dissipations à Londres, Paris et Vienne, loin de tout regard et de la rumeur de sa maison, l’opinion se faisait silencieuse. Il est facile d’écouter des échos lointains sans être ému, et on peut les traiter avec incrédulité ou encore avec mépris ou dédain – ou par n’importe quelle attitude de froideur. Mais quand le scandale se rapprocha, ce fut une autre affaire; et les sentiments d’indépendance et d’intégrité qu’on trouve au sein de toute communauté qui n’est pas entièrement gâtée s’affirmèrent et exigèrent que s’exprimât une condamnation. Encore existait-il une certaine réticence en chacun, et on ne prenait pas note des faits existants plus qu’il ne fut absolument nécessaire. Margaret Delandre avait agi d’une façon si peu craintive et si ouverte – elle considérait comme justifiée sa position de compagne de Geoffrey – et d’une façon si naturelle que les gens, qui avaient fini par croire qu’elle l’avait secrètement épousé, crurent sage de tenir leur langue de peur que le temps ne lui donne raison et ne fasse aussi d’elle un adversaire sérieux.

La seule personne qui, par son immixtion, aurait pu lever le doute, fut empêchée par les circonstances de s’ingérer dans l’affaire. Wykham Delandre s’était disputé avec sa sœur – ou, peut-être était-ce elle qui s’était disputée avec lui -, et non seulement une sorte de neutralité sur la défensive, mais une haine amère nourrissait leurs rapports. La dispute avait précédé le départ de Margaret pour Brent’s Rock. Elle et Wykham s’étaient presque battus. Il y eut certainement des menaces des deux côtés; et à la fin, Wykham, dépassé par sa fureur, avait ordonné à sa sœur de quitter la maison. Elle s’était levée immédiatement, et sans même attendre de jeter dans une valise ses affaires personnelles, elle avait franchi le portail de la maison. Sur le seuil, elle s’était arrêtée un instant pour lancer à Wykham une menace pleine d’amertume: il regretterait, dans la honte et le désespoir, jusqu’à la dernière heure de sa vie, son acte de cette journée. Quelques semaines avaient passé depuis; on disait dans le voisinage que Margaret était allée à Londres, quand, brusquement, elle apparut se promenant en calèche avec Geoffrey Brent, et tout le monde dans les environs sut, avant la tombée de la nuit, qu’elle s’était installée à Brent’s Rock. Personne n’avait été surpris par le retour inopiné de Brent parce que telle était son habitude. Même ses propres servantes ne savaient jamais quand l’attendre, parce qu’il existait une entrée privée au château dont lui seul avait la clef, et par laquelle il entrait de temps à autre, sans que personne dans la maison sût qu’il était là. Cela lui était comme une sorte d’habitude de paraître après une longue absence.

Wykham Delandre était furieux de ces nouvelles. Il jura de se venger et, pour entretenir dans son esprit la violence de sa fureur, but plus que jamais. Il chercha plusieurs fois à voir sa sœur, mais elle refusait avec mépris de le rencontrer. Il tenta d’avoir un entretien avec Brent qui lui fut refusé, lui aussi. Puis il essaya d’intercepter Brent sur la route, mais sans succès, parce que Geoffrey n’était pas homme à être arrêté contre sa volonté. Les deux hommes se croisèrent plusieurs fois effectivement, et beaucoup d’autres rencontres faillirent avoir lieu et furent évitées. À la longue, Wykham Delandre s’installa dans une acceptation morose et vengeresse de la situation.

Ni Margaret ni Geoffrey n’étaient d’un tempérament pacifique, et très vite des querelles éclatèrent entre eux. Un prétexte pouvait en entraîner un autre et le vin coulait à flots à Brent’s Rock. De temps à autre, les disputes s’envenimaient et des menaces s’échangeaient dans un langage qui laissait pantois les serviteurs. Mais de telles querelles, d’habitude, prenaient fin, comme toutes les altercations domestiques, dans la réconciliation et le respect réciproque de l’énergie mise en œuvre eu égard à leur importance. Se battre pour se battre est considéré en soi dans certaines classes de la société, dans le monde entier, comme étant d’un intérêt absorbant, et il n’y a pas de raison de penser que les conditions domestiques en réduisent l’intensité. Geoffrey et Margaret s’absentaient de temps à autre de Brent’s Rock, et à chacune de ces absences, Wykham Delandre partait aussi. Mais en général, il apprenait ces absences trop tardivement pour que ce fût utile, et rentrait à la maison chaque fois dans un état d’esprit plus sombre, et plus mécontent que la fois précédente.

Enfin, arriva un jour où Brent’s Rock fut déserté plus longuement que par le passé. Peu de jours avant ce départ, une querelle avait éclaté, qui avait surpassé en violence toutes celles qui l’avaient précédée; mais cette fois encore, elle avait été suivie d’une réconciliation, et un voyage sur le continent fut mentionné devant les domestiques. Quelques jours après, Wykham Delandre partit lui aussi et ne revint qu’après quelques semaines. On observa qu’il faisait montre d’une assurance nouvelle; satisfaction, exaltation – c’était difficile à dire. Il se rendit immédiatement à Brent’s Rock, exigea de voir Geoffrey Brent, et, apprenant que celui-ci n’était pas encore de retour, déclara d’un ton sévère que les serviteurs remarquèrent:

– Je reviendrai. Mes nouvelles sont sûres, elles peuvent attendre!

Et il s’éloigna. Les semaines passèrent, puis les mois, puis la rumeur se répandit, certifiée plus tard, qu’un accident s’était produit dans la vallée de Zermatt. En traversant une passe dangereuse, la voiture où se trouvaient une dame anglaise et le cocher était tombée dans un précipice, le gentleman du groupe, M. Geoffrey Brent, ayant heureusement été sauvé parce qu’il suivait la route à pied pour soulager les chevaux. Il donna des renseignements et des recherches furent entreprises. La glissière cassée, la route détériorée, les traces des chevaux qui avaient lutté sur le bord avant de tomber finalement dans le précipice du torrent, tout confirma la triste nouvelle. C’était une saison humide et il y avait eu beaucoup de neige cet hiver-là, si bien que la rivière avait débordé bien au-dessus de son volume habituel, et les tourbillons du courant étaient encombrés de blocs de glace. Toutes les recherches faisables furent entreprises, et finalement l’épave de la voiture et le corps d’un cheval furent trouvés dans les tourbillons de la rivière. Plus tard, le corps du cocher fut retrouvé sur une plage sablonneuse que le courant avait lavée, près de Tasch; mais le corps de la dame comme celui de l’autre cheval avaient disparu et sans doute tournaient – du moins ce qui en restait à ce moment-là – dans les tourbillons du Rhône, qui se fraie son chemin jusqu’au lac de Genève.

Wykham Delandre fit toutes les enquêtes possibles, mais ne put trouver aucune trace de la femme. Il trouva néanmoins dans les registres de divers hôtels le nom de «M. et Mme Geoffrey Brent». Et il fit ériger une stèle, à Zermatt, à la mémoire de sa sœur, sous son nom d’épouse, et fit poser un ex-voto sur l’un des murs de l’église de Brette, paroisse où Brent’s Rock et Dander’s Croft étaient situés.