– Qu’y a-t-il, Geoffrey? Que fais-tu? demanda-t-elle.
– Chut! ma chérie, répondit-il d’une voix étrange et rauque. Dors. Je suis nerveux parce que je veux terminer un travail que j’ai laissé en suspens.
– Apporte-le ici, mon chéri, dit-elle; je me sens seule, et j’ai peur quand tu n’es pas près de moi.
En guise de réponse, il se contenta de l’embrasser et partit, fermant la porte derrière lui. Elle resta éveillée un moment, puis la nature reprit ses droits et elle se rendormit.
Tout d’un coup elle sursauta, complètement réveillée, avec, dans les oreilles, le souvenir d’un cri étouffé venu d’une pièce voisine. Elle sauta du lit, courut à la porte et écouta, mais il n’y avait aucun bruit. Elle commençait à avoir peur pour son mari et cria: «Geoffrey!»
Après quelques instants, la porte du grand hall s’ouvrit et Geoffrey apparut, mais sans sa lampe.
– Tais-toi, dit-il dans une sorte de chuchotement, et sa voix était dure et sévère. Tais-toi. Retourne au lit. Je travaille et je ne veux pas être dérangé. Dors, et ne réveille pas la maison.
Le cœur glacé, parce que la dureté de la voix de son mari lui était nouvelle, elle retrouva son lit et y demeura, tremblante, trop apeurée pour pleurer, et épia chaque bruit de la maison. Il y eut un long moment de silence, puis le bruit de quelque instrument en fer frappant des coups sourds. Lui succéda le résonnement d’une pierre lourde qui tombait, suivi d’un juron assourdi. Puis le son de quelque objet traîné à terre, et puis de nouveau le bruit d’une pierre contre une pierre. Elle resta tout ce temps morte de peur et son cœur battait effroyablement. Elle entendit comme un curieux grattement, et ce fut le silence. Alors la porte s’ouvrit doucement et Geoffrey apparut. Sa femme fit semblant de dormir; mais à travers ses cils, elle le vit détacher de ses mains quelque chose de blanc qui ressemblait à de la chaux. Au matin, il ne fit aucune allusion à la nuit précédente et elle eut peur de lui poser la moindre question.
À partir de ce jour, une ombre sembla flotter sur Geoffrey Brent. Il ne mangeait ni ne dormait comme à son habitude, et sa vieille manie de se retourner soudainement, comme si quelqu’un lui adressait la parole, lui revint. Il semblait avoir une sorte de fascination pour le grand hall. Il y allait plusieurs fois dans la journée, mais s’impatientait si quelqu’un, même sa femme, y entrait. Quand le contremaître de l’entrepreneur vint pour s’enquérir de la suite des travaux, Geoffrey était parti en promenade; l’homme entra dans le hall, et, quand Geoffrey revint, le domestique l’avertit de la présence de l’homme et lui dit où le trouver. Avec un juron effroyable, Geoffrey écarta le domestique et se précipita dans le vieux hall. L’ouvrier le rencontra presque à la porte; comme Geoffrey se ruait dans la pièce, il buta contre lui. L’homme s’excusa:
– Je vous demande pardon, Monsieur, mais je sortais pour me renseigner. J’avais ordonné qu’on fasse déposer douze sacs de chaux et je n’en vois que dix.
– Au diable les dix sacs, et les douze aussi!
Telle fut la réponse malgracieuse et incompréhensible.
L’ouvrier sembla surpris et essaya de changer de conversation.
– Je viens de voir, Monsieur, que nos gens ont causé un petit dégât, mais le patron, bien sûr, veillera à ce que tout soit réparé à ses frais.
– Que voulez-vous dire?
– Cette pierre de l’âtre, Monsieur; quelque idiot a dû dresser dessus un échafaudage et l’a brisée sur toute sa longueur; elle est pourtant si épaisse qu’on aurait pu penser qu’elle aurait résisté.
Geoffrey fut silencieux un bon moment, puis dit d’une voix contrainte et d’une façon beaucoup plus douce:
– Dites à vos gens que, pour le moment, je ne continue pas les travaux dans le grand hall. Je veux le laisser tel qu’il est pour quelque temps encore.
– Très bien, Monsieur. J’enverrai quelques-uns de nos gars pour enlever cet échafaudage et ces sacs de chaux, et pour nettoyer un petit peu l’endroit.
– Non, non! dit Geoffrey, laissez-les là où ils se trouvent. J’enverrai vous dire quand vous devrez poursuivre les travaux.
Ainsi le contremaître partit, et fit ce commentaire à son patron:
– J’enverrai la facture, Monsieur, parce que les travaux sont presque terminés. Il me semble que l’argent manque un peu, là-bas.
Une fois ou deux, Delandre chercha à arrêter Brent sur la route, et, comprenant à la longue qu’il ne pourrait atteindre son but, suivit la voiture en criant:
– Qu’est-il arrivé à ma sœur, votre femme?
Geoffrey fouetta ses chevaux au galop, et Delandre, voyant son visage blême et sa femme effondrée, presque sur le point de s’évanouir, comprit qu’il avait atteint son but. Aussi il s’éloigna avec un air renfrogné et un rire.
Cette nuit-là, au moment où Geoffrey entrait dans le hall et passait près de la cheminée, il recula brusquement avec un cri étouffé. Puis, avec effort, il se reprit, s’éloigna, et revint avec une lampe. Il se pencha sur la pierre d’âtre cassée pour voir si le clair de lune qui tombait par la fenêtre en surplomb l’avait abusé. Avec un cri d’angoisse, il tomba à genoux.
En effet, au travers de la fente de la pierre brisée, sortait une multitude de cheveux dorés à peine teintés de gris.
Il fut dérangé par le grincement d’une porte, et, se retournant, vit sa femme debout dans l’encadrement. Dans un sursaut de désespoir, pour faire en sorte de cacher sa découverte, il enflamma une allumette à la lampe, se pencha et brûla les cheveux qui sortaient par la pierre cassée. Puis, se levant avec autant de naturel que possible, il feignit la surprise de voir sa femme près de lui.
Dans la semaine qui suivit, il vécut dans une peur atroce. Coïncidence ou non, il ne pouvait jamais se trouver seul dans le hall longtemps. À chacune de ses visites, les cheveux poussaient au travers de la fente, et il était obligé de les surveiller étroitement pour que son terrible secret ne fût pas découvert. Il se mit en quête d’une caisse dans le parc pour y enfermer le corps de la femme assassinée, mais il était toujours interrompu dans ses recherches. Un jour qu’il sortait par le passage privé, sa femme le rencontra et se mit à le questionner, étonnée de ne pas avoir eu connaissance de la clef qu’il lui montrait maintenant à contrecœur. Geoffrey aimait passionnément sa femme, aussi la possibilité qu’elle pût découvrir son affreux secret, ou même qu’elle nourrît à son égard quelque suspicion, le remplit d’angoisse. Deux jours plus tard, il ne put s’empêcher de conclure que, pour le moins, elle soupçonnait quelque chose.
Ce soir-là, de retour de sa promenade, elle entra dans le hall et le trouva assis, morose, près de la cheminée désertée. Elle lui dit aussitôt:
– Geoffrey, cet individu, Delandre, m’a parlé, et il m’a dit des choses horribles. Il m’a raconté qu’il y a une semaine, sa sœur est revenue à la maison, qu’elle n’est que l’épave et la ruine de ce qu’elle était, qu’elle n’a conservé que ses cheveux dorés comme dans le passé, et elle lui a annoncé son intention de se venger. Il m’a demandé où elle est, et oh! Geoffrey, elle est morte, elle est morte! Comment peut-elle donc être de retour? Oh! Je suis épouvantée, et je ne sais à qui m’adresser.
Pour toute réponse, Geoffrey se répandit en un torrent de blasphèmes qui la firent frémir. Il maudit Delandre et sa sœur, et toute leur engeance, et lâcha une bordée de jurons contre les cheveux dorés.