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Toujours derrière moi, mes poursuivants me pourchassaient sans répit. Loin en avant, en dessous de moi, je vis cette même masse sombre que j’avais déjà aperçue, mais elle devenait maintenant plus proche et plus imposante. Mon cœur battit à tout rompre parce que je devinais que ce devait être le fort de Bicêtre, et reprenant courage, je continuai ma course. J’avais entendu dire qu’entre chacun des forts qui protègent Paris il existait des voies stratégiques, des tranchées creusées profondément, où les soldats qui se déplaçaient pouvaient s’abriter de l’ennemi. Je savais que si je pouvais gagner cette voie, je serais sauf, mais dans l’obscurité je n’en pouvais voir aucun signe, si bien que, dans l’espoir aveugle de l’atteindre, je continuai à courir.

Peu de temps après, j’arrivai au bord d’une tranchée profonde, et trouvai en dessous de moi une route protégée de chaque côté par un fossé empli d’eau, clôturé de part et d’autre par un mur haut et droit.

Devenant de plus en plus faible, et la tête me tournant de plus en plus, je continuai à courir; le sol devenait de plus en plus accidenté, de plus en plus, jusqu’au moment où je trébuchai et tombai; je me levai de nouveau, et continuai à courir avec l’angoisse aveugle d’une bête pourchassée. De nouveau, la pensée d’Alice me donna du nerf. Je ne voulais pas disparaître et gâcher ainsi sa vie; je me défendrais et me battrais jusqu’à l’épreuve finale. Faisant un grand effort, je m’agrippai au sommet du mur. Au moment où, me tirant comme un trapéziste, je me hissais en haut, je sentis nettement une main qui touchait la semelle de ma chaussure. Maintenant je me trouvais sur une sorte de chaussée, et je vis devant moi briller faiblement une lumière. Aveuglé et pris de vertige, je continuai à courir, trébuchai et tombai, me relevai couvert de poussière.

– Halte-là [6]!

Les mots résonnèrent comme une voix céleste. Une lumière éclatante, me sembla-t-il, m’entoura et je criai de joie.

– Qui va là [7]? (Le cliquetis métallique des armes, l’éclat d’acier devant mes yeux: instinctivement je m’arrêtai, alors que, tout près derrière moi, mes poursuivants arrivaient à l’assaut.)

Un mot ou deux de plus, et du guichet se répandit ce qui me sembla être une marée rouge et bleu au moment où la garde sortit. Tout alentour parut se remplir de lumière, de l’éclat de l’acier, du cliquetis et du tintamarre des armes, et des voix fortes et bourrues donnant des ordres. Quand je tombai en avant, complètement épuisé, un soldat me rattrapa. Je regardai derrière moi, terrifié par l’attente, et vis le groupe de silhouettes qui disparaissait dans la nuit. Puis je dus m’évanouir. Quand je repris connaissance, j’étais dans la salle de garde. Ils me donnèrent un verre de cognac, et peu de temps après je fus en mesure de leur raconter une partie de ce qui s’était passé. Puis un commissaire de police apparut, venu apparemment de nulle part, comme le fait d’habitude un officier de la police parisienne. Il écouta attentivement, puis délibéra un moment avec l’officier de service. Ils étaient sans doute d’accord, parce qu’ils me demandèrent si j’étais prêt maintenant à les accompagner.

– Pour aller où? demandai-je en me relevant.

– Retour aux tas d’ordures. Peut-être les attraperons-nous encore!

– Je vais essayer, dis-je.

Il me regarda un instant fixement et me dit brusquement:

– Aimeriez-vous attendre un peu, ou même jusqu’à demain, mon jeune Anglais?

Cela me toucha au fond du cœur, comme peut-être il le voulait, et je sautai sur mes pieds.

– Partons maintenant, dis-je, maintenant! maintenant! Un Anglais est toujours prêt à faire son devoir!

Le commissaire était aussi débonnaire que sagace; il me tapa sur l’épaule d’une façon amicale:

– Brave garçon! dit-il, pardonnez-moi, mais je savais ce qui vous ferait le plus de bien. La garde est prête. Allons-y!

Ainsi, après avoir traversé la salle de garde et suivi un long passage voûté, nous sortîmes dans la nuit. Quelques-uns des hommes en avant avaient de puissantes lanternes. Nous franchîmes la cour et descendîmes un chemin en pente, pour sortir sous une poterne vers un chemin creux, le même que celui que j’avais vu dans ma fuite. Les soldats reçurent l’ordre de marcher au pas gymnastique, et d’un pas vif et sautant, moitié courant, moitié marchant, ils avancèrent rapidement. Je sentis mes forces revenir de nouveau – tant il y a une différence entre un chasseur et un chassé. Une très courte distance nous séparait d’un ponton, bas de profil, qui traversait la rivière, et apparemment très peu en amont de l’endroit où je l’avais franchie. On avait quelque peu sans doute essayé de l’endommager, parce que toutes les cordes avaient été coupées et l’une des chaînes avait été brisée. J’entendis l’officier dire au commissaire:

– Nous arrivons juste à temps! Quelques minutes de plus et ils détruisaient le pont. En avant! Encore plus vite! (Et nous allâmes de l’avant.)

De nouveau, nous approchâmes d’un ponton sur la courbe de la rivière; en arrivant, nous entendîmes les «boum» creux des tambours métalliques au moment où ils cherchaient à détruire aussi ce pont. Un mot d’ordre fut lancé, et plusieurs hommes pointèrent leurs fusils.

– Feu! (Une salve retentit. Un cri étouffé s’éleva, et les silhouettes sombres se dispersèrent. Mais le mal avait été fait, et nous vîmes la partie éloignée du ponton se balancer dans la rivière. Ceci fut la cause d’un retard sérieux, car il nous fallut presque une heure pour remplacer les cordes et remettre en état le pont d’une façon suffisamment solide pour le traverser.)

Nous reprîmes la chasse. Nous avancions de plus en plus rapidement vers les tas d’ordures. Après un certain temps, nous arrivâmes à un endroit que je connaissais. Là se trouvaient les restes d’un feu – quelques cendres de bois qui couvaient encore jetèrent une lueur rouge, mais la plus grande partie du feu était froide. Je reconnus le site de la cabane, et derrière le tas sur lequel j’avais grimpé; dans le rougeoiement des cendres, les yeux des rats brillaient toujours avec une sorte de phosphorescence. Le commissaire adressa un mot à l’officier qui cria:

– Halte!

Les soldats reçurent l’ordre de se disperser alentour et de se tenir aux aguets, puis nous commençâmes à examiner les ruines. Le commissaire lui-même entreprit de soulever les planches brûlées et les débris calcinés. Des soldats les réunirent en les empilant. Peu après, le commissaire recula, se pencha et me fit signe en se redressant:

– Regardez! dit-il.

C’était un horrible spectacle. Il y avait un squelette qui gisait, le visage tourné contre le soclass="underline" une femme, apparemment. Entre les côtes se dressait un pieu, long comme une épée, semblable à un couteau à aiguiser de boucher, dont la pointe acérée était enfoncée dans l’épine dorsale.

– Vous remarquerez, dit le commissaire à l’officier et à moi-même en sortant son calepin, que cette femme a dû tomber sur son couteau. Les rats pullulent ici – regardez leurs yeux qui brillent dans cet amas d’os -, et vous observerez aussi (je frémis quand il passa sa main sur le squelette) qu’ils n’ont guère perdu de temps. Les os sont à peine froids!

Aucune autre présence ne se manifestait dans les parages, morte ou vivante; se reformant en ligne, les soldats reprirent donc leur route. Nous arrivâmes peu après à la cabane construite avec l’armoire ancienne. Nous nous en approchâmes. Des vieillards, dans cinq des six compartiments, étaient en train de dormir – endormis si profondément que même la lumière des lanternes ne les réveilla point. Ils paraissaient décatis, sinistres et gris avec leur visage émacié, ridé et buriné et leurs moustaches blanches. L’officier leur adressa durement un ordre d’une voix forte, et à l’instant chacun des six vieillards fut debout devant nous, se tenant au garde-à-vous.