– Très bien, ma belle; mais en échange, vous devrez me prédire un très bel avenir. (Et il lui tendit un demi-souverain qu’elle prit en disant:)
– Ce n’est pas à moi de vous prédire un bon ou un mauvais avenir, je lis simplement ce que les étoiles disent.
Elle prit sa main droite et la retourna, la paume en l’air, mais à l’instant où ses yeux la déchiffraient, elle la laissa tomber comme si celle-ci était chauffée à blanc, et, le regard effrayé, elle s’éclipsa rapidement. Levant alors le rideau de la grande tente qui occupait le centre du campement, elle disparut à l’intérieur.
– Tu t’es fait encore avoir, dit le cynique Gerald.
Joshua paraissait étonné, et pas du tout satisfait. Ils surveillèrent tous deux la tente principale. Peu après émergea du rideau entrouvert non pas la jeune bohémienne, mais une femme d’un certain âge, au maintien digne et à la présence imposante.
Au même instant, le campement entier sembla se figer. Le claquement des langues, les rires, toutes les activités cessèrent un bref moment, et les hommes et les femmes qui étaient assis, ou à moitié couchés, se levèrent pour venir s’approcher de la bohémienne à l’aspect impérial.
– La Reine, bien sûr, murmura Gerald. Nous avons de la chance, ce soir.
La Reine des bohémiens jeta un regard perçant autour du campement et puis, sans hésiter un instant, vint droit sur Joshua et se planta devant lui:
– Donnez votre main, dit-elle d’un ton sans réplique. De nouveau Gerald murmura:
– On ne m’a jamais parlé sur ce ton depuis que j’étais à l’école.
– L’or en échange de votre main.
– Entre dans son jeu, souffla Gerald, et Joshua déposa un nouveau demi-souverain dans la paume tendue.
La bohémienne étudia la main en fronçant les sourcils; puis tout à coup, regardant Joshua bien en face, elle lui dit:
– Avez-vous une forte volonté, avez-vous un cœur loyal qui peut faire preuve de courage devant l’être que vous aimez?
– Je le pense, mais je crains de ne pas avoir suffisamment de vanité pour en convenir.
– Alors je répondrai pour vous. Je vois en effet sur votre visage de la résolution, et même de la détermination. Vous avez une femme et vous l’aimez?
– Oui, répondit Joshua avec emphase.
– Alors, quittez-la immédiatement pour ne plus jamais la revoir. Éloignez-vous d’elle tout de suite, dans la fraîcheur de votre amour et la pureté de votre cœur, incapable de faire le moindre mal. Partez vite, partez loin, et ne la revoyez jamais plus!
Joshua retira sa main rapidement et dit: «Merci!» mais avec raideur et sur le ton du sarcasme, tout en cherchant à s’éloigner.
– Ah, non! Ne t’en va pas comme ça! dit Gerald. Mon vieux, ça ne vaut pas la peine de s’indigner contre les étoiles ou leur prophète, et en plus, ton souverain, qu’est-ce qu’il devient? Au moins, écoute-la jusqu’à la fin.
– Silence, ribaud, ordonna la Reine, vous ne savez pas ce que vous dites. Laissez-le partir; partir ignorant s’il ne veut rien savoir.
Joshua fit demi-tour immédiatement:
– Non, nous allons en finir avec cette histoire, dit-il. Maintenant, madame, vous m’avez donné un conseil et je vous ai payée pour lire mon avenir.
– Je t’en avertis, dit la bohémienne. Les étoiles se sont tues pendant longtemps; laissons le mystère qui les entoure demeurer longtemps encore.
– Ma chère madame, je ne passe pas à côté d’un mystère tous les jours et je préfère en avoir pour mon argent plutôt que de rester dans l’ignorance. Cette dernière, je m’en accommode quand je veux, et pour rien.
Gerald acquiesça:
– J’en ai chez moi un grand stock d’invendables!
La Reine des bohémiens dévisagea sévèrement les deux hommes et leur dit:
– Comme vous voulez! Vous avez décidé: vous opposez à mon avertissement le mépris, et à mon appel la plaisanterie. Que le destin tombe sur vos têtes!
– Amen! dit Gerald.
D’un geste impérieux, la Reine reprit la main de Joshua et commença à lui prédire son avenir:
– Je vois ici du sang qui coule; il va couler; il coule devant mes yeux. Il coule dans le cercle brisé d’un anneau de mariage brisé.
– Continuez, dit Joshua, souriant.
Gerald était silencieux.
– Dois-je parler plus clairement?
– Certainement. Nous autres, communs mortels, nous voulons quelque chose de précis. Les étoiles sont lointaines et leur message est quelque peu obscur.
La bohémienne frémit et se mit à parler d’une façon impressionnante:
– Voici la main d’un assassin! L’assassin de sa femme!
Elle laissa tomber la main et détourna la tête. Joshua rit:
– Vous savez, dit-il, si j’étais à votre place, j’introduirais un peu de jurisprudence dans mon système de prédiction. Par exemple, vous dites que «cette main est la main d’un assassin». Eh bien! quoi qu’elle puisse être à l’avenir, ou devenir, pour le moment elle n’en est pas une. Vous devriez dire votre prophétie dans des termes tels que: «La main qui sera celle d’un assassin», ou plutôt: «La main qui sera celle d’une personne qui sera l’assassin de sa femme». Les étoiles, vraiment, ne sont pas très calées sur ces questions techniques.
La bohémienne ne fit pas de commentaire, mais, baissant la tête d’un air triste, elle marcha lentement vers la tente et disparut en soulevant le rideau.
Silencieux, les deux hommes prirent le chemin du retour et retraversèrent la lande. Après un certain temps, et avec un peu d’hésitation, Gerald se mit à parler:
– Naturellement, mon vieux, tout cela n’est qu’une plaisanterie, une plaisanterie effrayante, mais une plaisanterie. Ne vaudrait-il pas mieux la garder pour nous?
– Que veux-tu dire?
– Eh bien, ne pas la raconter à ta femme. Elle pourrait l’alarmer.
– L’alarmer? Mais, mon cher Gerald, à quoi penses-tu? Mary ne serait ni alarmée ni effrayée par moi, même si toutes les bohémiennes, qui ne sont jamais venues de Bohême, se mettaient d’accord pour dire que je vais l’assassiner, ou que je vais avoir une pensée blessante à son égard, et cela dans un laps de temps aussi long qu’il lui faudrait pour dire «Non».
Gerald rétorqua:
– Mon cher, les femmes sont superstitieuses, beaucoup plus que nous ne le sommes. Et aussi, elles sont bénies – ou maudites -, avec leur système nerveux auquel nous sommes étrangers. Je ne le vois que trop dans mon travail pour ne pas en tenir compte. Crois-moi, ne lui dis rien, ou tu vas l’effrayer.
Le visage de Joshua se durcit quand il répondit:
– Mon cher, je n’aurai pas de secret pour ma femme. En avoir serait détruire l’entente qui règne entre nous. Nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre. Si jamais nous en avons, alors attends-toi que survienne quelque chose de bizarre entre nous!
– Néanmoins, dit Gerald, même si je dois t’irriter, je te le répète avant qu’il ne soit trop tard, il vaut mieux ne pas lui en parler.
– Ce sont les mêmes mots que ceux de la bohémienne, dit Joshua. Tous les deux, vous avez le même avis. Dis-moi, mon vieux, est-ce que c’est un coup monté? C’est toi qui m’as parlé du campement des bohémiens; est-ce que tu aurais arrangé tout cela avec Sa Majesté?